Prof. Marie-Françoise ALAMICHEL, Université de Marne-la-Vallée


Beowulf et le Brut de Layamon

 

 

            Dès le XIXe siècle, les tout premiers critiques qui se sont intéressés à la longue épopée écrite par Layamon ont souligné le caractère germanique du Brut. Le premier éditeur de Layamon, Sir F. Madden, précisa dans son introduction que "le fait que l'on trouve préservé, dans de nombreux passages du poème de Layamon, l'esprit et le style des écrivains anglo-saxons précédents est un fait qui attire l'attention" (1). Et en 1916, F. Gillespy consacra les dernières pages de sa longue étude comparative du Brut de Layamon et du Roman de Brut de Wace à cet héritage vieil-anglais, cherchant à dégager – mais sans grand succès – certains points communs entre Beowulf et le Brut. R. Wülcker, en 1876, dans son étude sur les sources du Brut, n'avait noté, lui aussi, que quelques références à Beowulf. En revanche, chacun s'est accordé à souligner la dépendance de Layamon vis-à-vis des autres œuvres épiques vieil-anglaises (2). La question se pose donc de savoir quelle est la spécificité de Beowulf pour en faire ainsi une œuvre à part, différente de toutes celles de son époque. Nous allons essayer d'apporter des réponses en confrontant Beowulf à la fois au Brut et d'autres œuvres du Moyen Age.

            Dans l'introduction de son recueil de poèmes vieil-anglais – comportant la traduction française de Beowulf, Judith, La Bataille de Maldon, La Plainte de l'Exilée  et de L'Exaltation de la Croix­ – A. Crépin a précisé qu'il préférait "la désignation de "poésie héroïque" parce qu'elle (lui paraissait) moins vaste et moins vague. Elle souligne un caractère essentiel de cette poésie, la glorification d'un (ou de quelques) héros, incarnant les vertus qui assurent la cohésion sociale ici-bas et, d'après le christianisme, le Salut dans l'Au-delà" (3). Voilà certainement un des traits essentiels qui permet d'isoler Beowulf, de l'opposer aux autres œuvres anglo-saxonnes, dont le caractère héroïque est moins marqué.

            Beowulf ne cesse de dire "je" dans la poème, de parler de lui-même, de relater ses exploits, présents et passés. Le premier discours que Beowulf adresse à Hrothgar est tout à fait caractéristique à cet égard : le prince ne répète pas moins de quinze fois "je", multiplie les pronoms compléments "moi", les adjectifs possessifs "mon/ma" et se désolidarise du reste de ses compagnons en précisant qu'il doit marcher seul contre le monstre Grendel. Beowulf, tout au long du texte, affirme ainsi son individualité, son identité, son autonomie. La plupart des autres œuvres vieil-anglaise, tout comme le Brut de Layamon, opposent, à ce temps personnel, le temps de la chronique et préfèrent les "nous/ils" collectifs. Dans les nombreuses scènes de guerre, en particulier, Beowulf est seul contre un ennemi hors norme, tandis que dans le Brut ce sont des armées gigantesques de milliers de combattants qui se font face – les Bretons ne combattant pas des géants, des monstres mais des nations ennemies. C'est ainsi que le roi Arthur décide de partir pour Rome :

 

Of Normandie of Angou; of Brutaine of Peitou.
of Flandres of Bulunne; of Loherne of Luueine.
comen an hundred þusende; to þas kinges. hirede.
cnihtes mid þan bezsten; þurh-costned mid wepnen.
Þer comen þa twalf iueren; þa France sculden heren.
twelf þusend cnihtes; heo brohten forð-rihtes.
and of þissen londe Arður nom an honde.
fifti þusend cnihtes kene; and ohte men to fihte.
Howel of Brutaine; cnihtes mid þan bezste.
ten þusend la[d]de; of his leod-folke.
Of ganninde monnen; þa heo forð wenden.
þurh nane cunnes spelle; ne cuðe heom na mon telle.  (12693-704)

[cent mille hommes vinrent rejoindre l'armée du roi de la Normandie, l'Anjou, la Bretagne, le Poitou, les Flandres, Boulogne, la Lorraine et Louvain. C'était des chevaliers accomplis, ils possédaient tout l'équipement nécessaire. Les douze pairs auxquels la France devait obéir arrivèrent avec dix mille chevaliers. De ce même pays, Arthur rassembla cinquante mille valeureux chevaliers – des hommes vaillants au combat ! Howel de Bretagne amena dix mille de ses sujets, chevaliers parmi les meilleurs. Lorsqu'ils prirent la route, personne ne put, d'une façon ou d'une autre, dire combien ils étaient !] (4)

 

Si Beowulf peut être défini comme un poème héroïque, il conviendrait mieux de parler d'un poème épique – d'une épopée – pour le Brut.

            Les batailles du Brut, de plus, font irrésistiblement penser aux scènes de combat que l'on trouve, par exemple, dans La Bataille de Maldon, L'Exode, Elene ou La Bataille de Brunanburh dans lesquels les narrateurs présentent toujours les épisodes guerriers de la même façon. Leurs descriptions sont colorées et comportent inlassablement les mêmes éléments et les mêmes formules. Ces œuvres font, en effet, appel à un vivier commun d'images, à un réseau d'échos, de repères fixes, indéfiniment réutilisable et récurrent : tous les poètes mentionnent, entre autre, la violence du combat en insistant sur les bruits et chocs dégagés par les boucliers, les épées et les flèches. Ils se lamentent tous sur le sort funeste réservé à un grand nombre de soldats. Beowulf n'évoque qu'une seule fois une de ces batailles mettant face à face deux grandes armées (section XL), et encore est-ce la description indirecte d'un combat passé. De même si Beowulf s'inscrit dans la tradition anglo-saxonne, de par ses (quelques) formules épiques qui rythment le poème, on ne peut s'empêcher de constater que nombre de ces expressions toutes faites ("Beowulf maþelode bearn Ecgþeowes" [Beowulf prit la parole, le fils d'Ecgþeow], "Beorht-Dena" [Danois aux lances étincelantes] ou encore les formules utilisées pour évoquer Dieu, le soleil ou la mer) ne sont pas celles que partagent le Brut et les autres textes vieil-anglais. Les formules épiques et motifs du thème de la bataille dans le Brut, par exemple, révèlent les stratégies des armées, le déroulement des combats : envois de messagers aux vassaux, constitution des armées, marche jusqu'au lieu de la bataille, sonneries de trompettes, engagement du combat, violence du combat (bruits, chocs), mort de ceux qui étaient voués à la mort (fatalité), cadavres par milliers (grondement de la terre, ruisseaux de sang), fuite des survivants (de la troupe ennemie aux Bretons), fin du combat à cause de la tombée de la nuit. Si l'on peut reconnaître que l'idée de la fatalité est présente dans Beowulf, il faut ajouter que la formule traditionnelle "fæ3e men feallan sceoldon" (La Bataille de Maldon, vers 105) n'est pas présente dans le poème, l'auteur préférant utiliser les termes wyrd et gifeđe. Les autres motifs n'apparaissent, indirectement et sans recours aux formules courantes, qu'à la fin du poème, dans les sections XL et XLI.

            Le texte de Layamon, dans l'esprit et les thèmes, est aussi très voisin des chansons de geste françaises. Le Brut et La Chanson de Roland sont, en particulier, étonnamment proches sur de nombreux points : songes prémonitoires – peuplés de monstres fabuleux – du roi Arthur et de l'empereur Charlemagne, anticipations et temps cyclique, mention des douze Pairs de France, détails réalistes et macabres utilisés pour décrire les batailles, blancheur et brillance des armées et armures, images d'animaux féroces appliquées aux guerriers et surtout l'idée omniprésente de la guerre juste, de la supériorité des chrétiens sur les païens, comparés à des chiens. De nombreux critiques ont rapproché La Bataille de Maldon  et La Chanson de Roland ; en 1962, M.-M. Dubois écrivait, parlant du poème anglais : "les compagnons de guerre partagent jusqu'à la mort la destinée de leur seigneur, car "ils ne peuvent, plus que sa vie, aimer leur propre vie". Code d'honneur farouche et grandiose, où passe le souffle des gestes franques, où s'évoque Roncevaux, où prélude la chevalerie." (5). Le Brut, La Bataille de Maldon  et  la Chanson de Roland ont en commun de partager un certain patriotisme. Ce dernier est, en revanche, absent de Beowulf d'autant que l'action ne se passe pas en Angleterre. Byrhtnoþ, quant à lui, exhorte ses compagnons anglais de lutter contre les Dene [Danois], wicinga [pirates, Vikings], sæmenn [marins, pirates] særinca [marins, pirates], "laþere đeode" (vers 90) [ce peuple haï], "hæđene scealdas" (vers 181) [ces guerriers païens]. Les soldas de Charlemagne meurent en songeant à la France dulce [douce France] et les chevaliers du Brut se présentent, eux aussi, comme les défenseurs de leur nation. Les guerriers bretons ont, en effet, conscience d'appartenir à un pays - la [Grande-]Bretagne – qui a son unité, son esprit national et sa personnalité parmi les autres nations : Layamon raconte l'histoire de l'île de la [Grande-]Bretagne et cette île est l'élément unificateur du poème.

            En revanche, l'idée centrale du Brut, et de La Chanson de Roland, de la guerre sainte, de la croisade est pratiquement absente de la littérature vieil-anglaise (6). Dans La Bataillede Maldon, les Vikings sont des païens, une force menaçante, inquiétante venue d'ailleurs, d'au-delà des mers, mais le poème ne comporte pas d'idée de guerre sainte. Judith tranche la tête d'Holopherne, "þone hæđenan hund" (vers 110) [ce chien païen] mais là encore, la notion de croisade, à proprement parler, n'apparaît pas. A l'inverse, il y a dans le Brut un véritable esprit de croisade. Sur le champ de bataille, tous les rois et guerriers chrétiens demandent à Dieu, Marie et aux Saints, de leur accorder la victoire. Layamon prend très clairement position : il se réjouit toujours de la victoire des chevaliers chrétiens et précise systématiquement que les âmes des païens sombrent dans le gouffre de l'Enfer.

            La Chanson de Roland, le Brut et la très grande majorité des œuvres vieil-anglaises s'opposent également à Beowulf en ce qui concerne la technique narrative. Beowulf est, en effet, le seul texte qui ne privilégie pas la parataxe, dont l'impression générale ne soit pas celle d'une continuité naturelle de l'action. L'auteur de Beowulf manie avec talent le temps et la chronologie et propose, en particulier, de nombreux retours en arrière, de longs rappels ou commentaires sur des combats passés. Lors du premier banquet auquel Beowulf participe à la cour de Hroþgar, par exemple, Unferþ rappelle, en des termes fallacieux, un défi relevé par le prince gète alors qu'il était encore adolescent. De même, une fois Grendel terrassé, Beowulf confie ses impressions sur le combat qu'il vient de livrer. Le Brut, à l'opposé, se présente essentiellement comme une chronique, comme un recueil de faits historiques rapportés dans l'ordre de leur succession (7). C'est aussi le cas des œuvres vieil-anglaises qui ne proposent pas de manipulation de la temporalité : une fois encore Beowulf fait exception. Cette distinction se trouve d'ailleurs confirmée par le rythme, le tempo des œuvres. Le Brut n'est qu'action, il est composé de petites vignettes, d'une multitude d'épisodes courts qui se succèdent, s'enchaînent sans jamais s'attarder. On trouve peu de digressions, de développements accessoires, de discours longs et argumentés, de recours constants au style direct. Beowulf, en revanche, ne comporte qu'un nombre restreint d'épisodes, divisés en plusieurs longues scènes. Aux passages relatant les combats du héros s'opposent des temps de réflexion, de longs discours qui retardent l'action proprement dite. Le poème contient une réflexion philosophique, un commentaire sur la condition humaine. On y perçoit un sens très aigu de la brièveté de l'existence, un appel constant à apprécier et à jouir de la vie. Là encore, Beowulf se montre nettement supérieur aux autres textes de la période vieil-anglaise ou au Brut qui ont pour toute philosophie le code d'honneur des guerriers, code qui exige une loyauté absolue envers son seigneur.

            Ce tempo beaucoup plus lent de Beowulf se manifeste également dans la présentation beaucoup plus riche, plus profonde, plus fine des personnages et de leurs motivations. Beowulf évoque le petit garçon de sept ans qu'il fut et la seconde partie du récit nous le montre sous les traits d'un vieux roi. A l'opposé, Judith nous présente un moment très précis de la vie de la sainte, La Bataille de Brunanburh, La Bataille de Finnsburh et La Bataille de Maldon limitent leur contexte temporel à la durée du combat – moins d'un jour dans chacun des cas. Elene s'intéresse au jour de la conversion de Constantin puis au court voyage en Terre Sainte de la mère, déjà âgée, de l'Empereur. De même, les personnages du Brut sont-ils donnés une fois pour toute : Layamon ne cherche jamais à dépeindre une évolution psychologique lente, progressive de ses héros. Ceux-ci ne mûrissent pas, n'évoluent pas ; certaines étapes de la vie – la naissance, l'enfance et la vieillesse, en particulier – ne jouent aucun rôle. Pour chaque nouveau roi, le poète se contente de définir, en deux ou trois termes, l'essentiel du caractère du souverain puis ne cherche jamais, par la suite, à préciser, à parfaire le portrait ainsi rapidement brossé. A l'héroïsme de Beowulf, qu'André Crépin définit comme "la domination de soi", s'oppose, dans les autres textes considérés, une recherche constante de la domination, physique, primaire, de l'autre.

            L'auteur de Beowulf se révèle également meilleur poète. Sa maîtrise de la langue, son art consommé du style direct ainsi que les images traditionnelles ou originales qui parsèment son récit font de son texte une œuvre exceptionnelle. Si l'on étudie de près le lexique que l'on trouve dans Beowulf et celui des autres poèmes épiques anglo-saxons, on s'aperçoit, une fois de plus, que le Brut est beaucoup plus proche des seconds. Layamon, en effet, a utilisé une langue archaïsante, un très petit nombre de mots français et a maintenu l'allitération dans ses vers si bien que son texte, bien qu'écrit à l'extrême fin du XIIIe siècle, ressemble de façon surprenante à La Chronique anglo-saxonne ou, on l'a vu, à La Bataille de Maldon. Une étude comparative du lexique de Beowulf et du Brut, grâce à la concordance établie des œuvres vieil-anglaises, montre rapidement le peu de points communs entre les deux textes – ce qui me fait répéter que Beowulf doit être considéré comme un poème différent, à part. Dans la querelle qui oppose les spécialistes au sujet de la date de composition de cette œuvre (qui ne nous est parvenue que par l'intermédiaire d'un manuscrit du Xe siècle), il me semble que les critiques qui penchent pour le VIIIe siècle plutôt que pour le Xe ont davantage raison : comment pourrait-on, sinon, expliquer à la fois le lien linguistique évident que l'on trouve entre les œuvres du Xe siècle et le Brut et le peu de similitude entre ce même Brut et Beowulf ?

           

            Il n'en reste pas moins que les deux récits comportent certains points de convergence avec, en particulier, l'héroïsation du Brut dans sa partie arthurienne. Le roi Arthur et Beowulf ont, en effet, de nombreux points communs. Leur nom respectif signifie "l'ours", symbole de leur force et de leur habileté au combat. Layamon insiste toujours sur le fait qu'Arthur est un grand stratège, qu'il se place systématiquement à la tête de ses troupes et à l'avant-poste du combat : le roi est toujours en première ligne de front, chargeant seul face aux armées ennemies, donnant ainsi l'exemple d'un chevalier qui ne craint pas la mort. Arthur, tout comme Beowulf, doit affronter des adversaires hors norme – géants, monstres, dragons. Il revient aux guerriers dans le Brut – et surtout au premier d'entre eux, à savoir le roi – de rassurer et de protéger. Le souverain doit repousser les attaques des forces obscures qui apportent le désordre et donc le Mal au pays : comme Beowulf, Arthur a un r^le de purificateur moral dans son royaume. Grendel et le géant du Brut ne sont autre que l'Adversaire, l'Ennemi de Dieu. Le même vocabulaire, les mêmes termes sont utilisés dans les deux œuvres. Tel saint Michel terrassant le dragon, Arthur, conscient de son rôle de libérateur en tant que roi, délivre la (petite) Bretagne d'un géant sanguinaire désigné dans le poème par les termes feond (12869, 12896) [démon], scucke (12877) [ennemi], scađe (12915) [ennemi], eotend (12957) [ogre] : c'est un être venu du monde des Enfers, un descendant de Caïn et de Lucifer, auquel Arthur est confronté. Grendel, dans Beowulf, est lui aussi à la fois un descendant des géants et l'ennemi de Dieu :

 

Swa ða drihtguman         dreamum lifdon

eadiglice,         oððæt an ongan
fyrene fremman         feond on helle.
Wæs se grimma gæst         Grendel haten,
mære mearcstapa,         se þe moras heold,
fen ond fæsten;         fifelcynnes eard

wonsæli wer         weardode hwile,
siþðan him scyppend         forscrifen hæfde
in Caines cynne.         þone cwealm gewræc
ece drihten,         þæs þe he Abel slog;
ne gefeah he þære fæhðe,         ac he hine feor forwræc,

metod for þy mane,         mancynne fram.
þanon untydras         ealle onwocon,
eotenas ond ylfe         ond orcneas,
swylce gigantas,         þa wið gode wunnon
lange þrage;         he him ðæs lean forgeald.
(99-114)

[ainsi les compagnons du roi vivaient dans la joie, tout à leur bonheur, jusqu'au jour où un être machina son œuvre de mort, un infernal ennemi. Ce terrible démon avait Grendel pour nom, notoire coureur des confins, qui régnait sur la lande, marais et bouge : la patrie de la race des monstres était devenue la demeure du misérable, depuis que le Créateur l'eut proscrit avec la race de Caïn, sur qui le Seigneur éternel vengea le meurtre d'Abel qu'il avait assassiné. Nulle joie ne tira de cette inimitié car il se vit bannir au loin, par la Providence, pour son crime, hors de la race des hommes. De là les engeances monstrueuses ont toutes surgi, géants, elfes et larves, ainsi que les titans qui contre Dieu luttèrent pendant longtemps. De lui reçurent salaire mérité.] (9)

 

Dans le Brut, Arthur engage le combat contre le géant, "Aris aris feond-scađe to þine fæie-siđe" (12996) ["Lève-toi, démon satanique, lève-toi pour connaître ta fin !] puis le roi ordonne à son bouteiller, Beduer, de trancher la tête du géant et de la garder pour la montrer en trophée au reste de l'armée. "Seođđen heo uorđ wenden   & to þere uerde comen / þa þe þat ise3e   sellic heom þuhte / whar weore under heuene   swulc hafed ikenned" (13038-40) [puis ils partirent et regagnèrent les combattants. Lorsque ceux-ci virent la tête, il leur sembla extrordinaire qu'une telle tête puisse exister sous ces cieux !]. On trouve le même détail dans Beowulf au sujet de la tête de Grendel :

 

Þa wæs be feaxe   on flet boren

Grendles heafod   þær guman druncon

Egeslic for eorlum   ond Þære idese mid

Wlite-seon wrætlice   weras on sawon (1647-50)

[ensuite, on apporta en pleine salle, tenu par sa chevelure, le chef de Grendel, jusqu'auprès des buveurs d'hydromel, effrayant spectacle pour les preux et la reine au milieu d'eux, spectacle prodigieux pour les hommes qui le contemplaient] (10)

 

            Beowulf et Arthur sont avant tout des guerriers à la force hors du commun. Mais ce sont aussi des souverains qui administrent au mieux leur royaume. Leur destin personnel est semblable : ni Arthur, ni Beowulf ne peuvent léguer leur couronne à leur fils car, comme la plupart des grands rois ou héros de la littérature médiévale, ils restent stériles et meurent sans héritier en laissant un royaume totalement dévasté pour Arthur et menacé pour Beowulf. Le roi Arthur, blessé à mort, est placé dans une barque livrée aux seules forces du courant et du vent, embarcation qui s'éloigne du royaume de [Grande-]Bretagne. La mort se présente ainsi sous l'image traditionnelle du voyage, du passage maritime, du retour aux origines et à l'inconnu :

 

Æfne þan worden; þer com of se wenden.
þat wes an sceort bat liðen; sceouen mid vðen.
and twa wimmen þer-inne. wunderliche idihte;
and heo nomen Arður anan; and aneouste hine uereden.
and softe hine adun leiden; & forð gunnen liðen. (14283-7)

[sur ces mots, arriva de la mer un petit bateau, poussé par les vagues et dans lequel se trouvaient deux femmes splendidement vêtues. Elles s'emparèrent immédiatement d'Arthur, le portèrent rapidement, le déposèrent délicatement puis s'éloignèrent]

 

Le dernier voyage d'Arthur symbolise tout le mystère de la vie et de la mort, la mer représente la frontière indécise entre l'espace imparfait – la terre – et l'Au-Delà, lieu de toutes les perfections.  La mer mène aussi à l'Autre Monde dans Beowulf avec Scyld, placé dans une barque après sa mort, et abandonné aux flots.

            Au-delà de ces quelques similitudes extérieures, de ces symétries et correspondances que l'on peut dégager au niveau du contenu des deux œuvres, se dessine une troublante ressemblance quant au symbolisme, quant au caractère profond des deux personnages. Nos deux oeuvres, que nous n'arrivions pas à rapprocher dans un premier temps, se trouvent être, sur ce plan, étonnamment proches. Layamon se veut historien tout au long de son récit ; mais lorsqu'il se penche sur la vie privée de ses personnages, sur leurs sentiments, leurs personnalités, il sait alors qu'il quitte le domaine de l'Histoire et choisit alors, comme source d'inspiration, les légendes celtes ou les romans français. Les poèmes épiques vieil-anglais ont peu recours au mythique ou au merveilleux. Mis à part Beowulf, cette littérature préfère les figures considérées comme historiques, refuse une trop grande étrangeté, ce merveilleux qui ne se donne pas tout à fait comme crédible. André Crépin comprend les différentes épreuves imposées à Beowulf comme autant de combats intérieurs, d'affrontements avec un double tentateur, inquiétant. Cette question de l'altérité, de l'ambivalence est également au cœur même du personnage d'Arthur et constitue le lien le plus étroit entre nos deux récits (11). Beowulf ramène la paix au royaume de Hrothgar après avoir plongé au fond de l'étang qui abrite le refuge de Grendel. Arthur connaît une expérience très proche en Ecosse où il contemple plusieurs lacs merveilleux dont l'un "(…) is unimete   brade nikeres þer bađieđ inne / þer is æluene plo3e   in atteliche pole" (10851-2) [est d'une largeur immense ; des génies s'y baignent. Il y a une rivalité entre elfes dans cet étang hideux]. On ne peut s'empêcher, ici de penser, aux monstres (ces autres nicras) qui hantent le repaire sous-marin de Grendel. Le lac mystérieux, néfaste, hideux décrit par Arthur serait, comme le Mont St Michel dénaturé par le géant, une image de la contrée des ombres, de ce lieu inquiétant et angoissant : l'Enfer. Le géant du Mont St Michel n'est autre que le Doppelgänger, le double monstrueux du roi Arthur qui ne cesse de vouloir venir à la surface et qu'il doit repousser. Unité et divisions sont, en effet, les deux mots clés concernant à la fois le personnage d'Arthur et son royaume. Le souverain refuse l'idée de séparation, de fractionnement et recherche l'unité, l'homogénéité. De même, Beowulf veut mettre fin aux ravages commis par le monstre Grendel – ravages qui ont fait s'éloigner tous les meilleurs guerriers de la cour de Hrothgar si bien que la grand'salle reste vide, abandonnée. Le symbole de cette unité recherchée est bien entendu, dans le Brut, la Table Ronde qu'un artisan fabrique pour le roi. Le couronnement fastueux d'Arthur à Caerleon est une autre manifestation de cette union temporairement trouvée. Malheureusement, des envoyés de l'empereur Lucius viennent troubler cette harmonie, cette concorde et la guerre reprend. De même, le royaume de Beowulf se trouve menacé par un dragon qui réduit en cendres les habitations des Gètes, allant jusqu'à s'attaquer au palais royal. Et si Beowulf parvient à tuer le serpent, c'est au péril de sa vie. Combat entre Beowulf et le dragon, guerre entre le roi Arthur et son neveu Modred mènent à la même leçon : les deux rois sortent personnellement victorieux de cette lutte contre le Mal, contre les multiples forces de la division. Ils ont chacun lutté contre eux-mêmes, affronté les géants et autres monstres – ces doubles emblématiques d'un ça fascinant et redouté – mais ni l'un ni l'autre ne peut s'opposer au démantèlement, prévisible, de leur royaume respectif et l'on peut les associer dans une même conclusion en disant du Brut avec le poète de Beowulf :

 

swylce giomorgyd         Geatisc meowle
        bundenheorde
song sorgcearig         swiðe geneahhe
þæt hio hyre heofungdagas         hearde ondrede,
wælfylla worn,         werudes egesan,

hynðo ond hæftnyd.   (3150-5) 

[la vieille pleureuse dit son chant de deuil, la vieille aux cheveux noués pleura Beowulf, chanta sa peine, inlassablement répéta qu'avec angoisse elle prévoyait pour elle des jours de malheur, ruines et morts accumulées, l'effroi de l'assaillant, la honte et les violences de la captivité] (12)

 

 

 

NOTES

 

(1) F. Madden, éd., Layamon's Brut or Chronicle of Britain, Londres : The Society of Antiquaries of London, 1847, vol. n°1, p. xxiii.

 

(2) Comme, par exemple, La Genèse, L'Exode, La Bataille de Finnsburh, Elene, Judith, LA Bataille de Brunanburh, La Bataille de Maldon, etc.

 

(3) André Crépin, Poèmes héroïques vieil-anglais, Paris : Union Générale d'Editions, 1981, pp. 21-2.

 

(4) G.L. Brook & R.F. Leslie, éd., Layamon's Brut, Londres, New York, Toronto, Oxford University Press, 1963-78, Early English Text Society n°250 et n°277. Notre traduction.

 

(5) M.-M. Dubois, La Littérature anglaise du Moyen Age, Paris : PUF, 1962, p. 61.

 

(6) Cette idée de croisade se rencontre dans Elene (vers 123-30) ou dans L'Exode (vers 12-8) mais ces exemples restent des exceptions.

 

(7) On trouve néanmoins des exemples d'anticipation, de répétition, de récits parallèles – procédés qui nient tous la chronologie – mais ceux-ci sont relativement peu nombreux.

 

(8) André Crépin, Poèmes héroïques vieil-anglais, références citées, p. 14.

 

(9) E. van Kirk Dobbie, éd., Beowulf and Judith, The Anglo Saxon Poetic Records, New York : Columbia University Press, 1953.

André Crépin, éd., Beowulf, Göppinger Arbeiten zur Germanistik series, Göppinger Kümmerle Verlag, 1991.

Traduction d'André Crépin, Poèmes héroïques vieil-anglais, références citées, pp. 39-40.

 

(10) Traduction d'André Crépin, Poèmes héroïques vieil-anglais, références citées, p. 97.

 

(11) M.-F. Alamichel, "Le Roi Arthur dans le Brut de Lawamon : le moi et l'autre",

 

(12) Traduction d'André Crépin, Poèmes héroïques vieil-anglais, références citées, p. 154.