Prof. Marie-Françoise ALAMICHEL, Université de Marne-la-Vallée


Errance et genres littéraires du Moyen Age anglais

 

L'être humain dans la pensée de l'Occident médiéval est un voyageur, c'est un pèlerin en ce bas monde dont l'aspiration suprême est d'entrer après la mort dans la vie de l'Au-Delà. Saint Paul parle ainsi de cet homo viator : "Nous savons que tout le temps que nous passons dans ce corps est un exil loin du Seigneur" (IIe épître aux Corinthiens, 5:6) "C'est dans la foi que tous nos pères sont morts, sans atteindre il est vrai ce qui leur avait été promis. Mais de loin ils l'apercevaient et le saluaient, avouant n'être sur cette terre que des étrangers et des voyageurs. Ce disant, ils montraient bien qu'ils cherchaient une patrie. Et s'ils avaient voulu dire par là celle qu'ils venaient de quitter, ils auraient bien eu le temps d'y retourner. Non, ils soupiraient après une meilleure patrie, celle des cieux" (Epître aux Hébreux, 11:13-16). L'homme n'est donc sur terre qu'en transit, en marche vers sa véritable patrie, la Jérusalem céleste. L'idée de la vie en tant que pèlerinage, en tant que voyage spirituel est partagée et exploitée par tout le Moyen Age européen des élégies vieil-anglaises, à Dante, Guillaume de Digulleville (Pèlerinage de Vie humaine, 1330) ou Chaucer et ses Canterbury Tales (1400). Mais le voyage est parsemé d'obstacles, la route est tortueuse et le pèlerin peut devenir un errant qui connaîtra, avant tout, le froid et la peur. Car autant le pèlerin est une figure positive autant l'errant, le vagabond appartiennent alors obligatoirement aux forces du Mal. La littérature médiévale anglaise traite différemment de l'errant selon les genres et les époques mais il conserve, au travers des siècles, une caractéristique fondamentale : c'est un être du dehors, hors de tout espace civilisé ou socialisé, hors de soi, hors du sens. L'errant est donc une âme qui s'est éloignée de Dieu. L'expérience est, par conséquent, douloureuse, voire terrifiante.

Errance et poésie vieil-anglaise

Le chemin de gloire des héros anglo-saxons

La littérature vieil-anglaise (qui s'échelonne du VIIIe au XIIe siècle) est essentiellement composée d'épopées et de paraphrases bibliques retravaillées dans le style héroïque. Aucun des héros n'est un errant car les poèmes héroïques vieil-anglais ne se soucient pas de l'individu mais privilégient le groupe ; or, l'errance n'est alors conçue que comme une expérience individuelle. Beowulf, La Bataille de Maldon ou encore Elene ne contiennent pas une analyse psychologique de sentiments mais une esthétique de l'acte, du geste : le héros est membre d'un groupe qu'il protège et il combat pour l'autre, les autres. L'isoler du groupe est tout simplement inconcevable. De plus, le guerrier ne connaît aucune évolution, il nous est immédiatement donné d'un seul bloc et une fois pour toutes : le guerrier est guerrier ou n'est plus, il possède toutes les qualités dès son entrée en scène. Comme il n'a pas de failles, il n'a pas besoin, contrairement, aux chevaliers des romances moyen-anglaises (XII-XVe siècles) de rechercher une aventure qui soit formatrice et qui le fasse progresser dans la connaissance de soi. Dans les épopées vieil-anglaises, l'aventure n'est jamais provoquée. Il faut répondre aux forces du Mal qui attaquent, disloquent, désunissent. Les héros de nos épopées vieil-anglaises sont déterminés et prompts, ils vont toujours de l'avant, empruntent des voies directes, balisées. Les poèmes chantant les exploits des hommes, célébrant l'honneur et le courage, il ne saura être question d'hésiter, de retarder l'affrontement. Judith (Judith composé vers 930), après avoir tranché la tête d'Holopherne, se précipite avec sa servante :

"Elles partirent, filèrent droit, couple de femmes héroïques, jusqu'à se trouver, grâce à leur cran, au comble de la joie, hors du camp ennemi".

Puis, ayant redonné courage aux habitants de Béthulie, Judith demande aux guerriers de se préparer :

"Alors la multitude s'affaira, s'arma sans tarder, impatiente de se battre. Bravement s'avancèrent guerriers et compagnons, bannières victorieuses déployées, ils marchèrent au combat droit au but, les héros casqués quittèrent la ville sainte juste au point du jour".

Beowulf aussi se précipite au combat. La vie, pour le héros germanique, est une expédition guerrière qui mène à la mort mais qui peut et doit mener à la gloire. Même la mer devient, avec Beowulf, un sillon à suivre ; elle est alors désignée par les kennings traditionnels de la poésie vieil-anglaise : "la route de la baleine", "la route du cygne". En mer, comme ailleurs, Beowulf va toujours de l'avant. C'est ainsi que lors des deux traversées entre le Danemark et la Suède, seules la proue de son bateau et l'eau écumeuse sont mentionnées :

"Voici parti sur la mer et ses vagues, hâté par le vent, le navire au col d'écume, à l'oiseau tout pareil, jusqu'à ce qu'au temps prévu, le jour suivant, la proue bien cambrée eût fait tant de chemin que les navigateurs aperçurent terre, virent briller falaises, roides rivages, caps immenses. Voici la mer franchie, le voyage à son terme".

"Le vaisseau partit, fit écumer l'eau profonde, quitta la terre danoise. (…) La coque grondait. Nul vent sur les vagues ne dérouta le vaisseau de sa course".

Le chemin tortueux des forces du Mal

Le message de la littérature vieil-anglaise est moral et chrétien : Beowulf s'avance en toute lumière, il est élu de Dieu et met son courage et sa force extraordinaire au service du Bien afin de rétablir l'ordre bouleversé par les forces du Mal. Inversement, les créatures qui amènent le Mal au royaume des hommes errent, vont d'un côté et de l'autre, au hasard. Leur parcours est sinueux. L'esclave qui vole la coupe dans l'antre du dragon, en troisième partie du poème, était à la recherche d'un abri. Le monstre Grendel, ainsi que sa mère vivent au pays des ombres dont ils parcourent inlassablement la lande, incapables de se poser :

"Le terrible monstre continuait, sombre spectre de mort, à persécuter jeunes et vétérans ; il rôdait et rusait, régnant sur la nuit interminable, sur les landes brumeuses: qui saura jamais où vont dans leurs errances les suppôts de l'Enfer ? Innombrables donc furent les crimes que l'adversaire de la race humaine, l'effroyable vagabond solitaire commettait coup sur coup, humiliantes violences".

Une fois Grendel tué par Beowulf, les Danois pensent être débarrassés du monstre anthropophage. Mais voilà qu'apparaît sa mère vengeresse :

"Aux habitants de ce pays, aux gens de mon clan, à mes conseillers du palais, j'ai entendu dire qu'ils avaient aperçu deux créatures de cette sorte, gigantesques coureurs des confins, régner sur la lande, créatures d'ailleurs. L'une avait, à ce qu'ils purent distinguer nettement, forme de femme ; l'autre misérable, qui avait une stature d'homme, errait en exilé : mais sa taille dépassait celle des humains. Aux jours d'autrefois il fut appelé Grendel par les habitants de la région. Ils ne lui connaissaient pas de père, ignoraient s'il en avait un, né avant lui, parmi les êtres de l'ombre. Ils ont un pays mystérieux pour domaine, collines aux loups, surplombs battus des vents, périlleuse piste fangeuse, où un torrent, sous l'ombre des surplombs, s'engouffre et se fait rivière souterraine".

Grendel et sa mère sont des exclus, des bannis condamnés à errer en tant que descendants des Titans décrits dans la Genèse juste avant le déluge :

"En ces temps-là, les géants vivaient sur la terre, et aussi dans la suite, lorsque les fils de Dieu s'unissaient aux filles des hommes et qu'elles leur donnaient des enfants. Ce sont là les héros, si fameux, des temps anciens".

Plus précisément, le poète présente Grendel comme un descendant de Caïn, condamné à l'errance par le Seigneur en colère : "Désormais tu seras maudit, banni de la terre, qui a ouvert sa bouche pour boire de ta main le sang de ton frère. Quand tu la cultiveras, elle ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre". La version vieil-anglaise de la Genèse étoffe le motif et donne une image émouvante d'un homme condamné à parcourir des sentiers reculés, "à partir sur les sentiers de l'exil, haï de [ses] amis" (1021). Pour la littérature anglo-saxonne, Caïn devint le symbole de toute désunion sociale. La société médiévale reposait sur l'idée d'un ordre immuable. Refuser sa place, bouleverser la hiérarchie, trahir son frère aîné, c'était immanquablement apporter le chaos. Or, dans la pensée médiévale le désordre est l'image même de l'Enfer - lieu chaotique par excellence. Dieu fait de Caïn une créature du noir et de la nuit, en dehors de la communauté des hommes et imperméable au bonheur humain : "Caïn s'en fut / Le cœur accablé loin de la face de Dieu / Exilé sans amis, et se choisit un domaine / Dans les régions de l'est, un territoire / Loin de la maison paternelle" (1049-1053). Or, l'exil était considéré comme le pire des châtiments. La Chronique anglo-saxonne rapporte plusieurs cas (historiques) de sentences d'exil. Celles-ci privaient les condamnés de leur honneur, de leur protecteur, de leur communauté et réseaux d'alliances, de leurs revenus et moyens de subsistance. C'était, à la fois, une grande humiliation, une mise au ban de la société et une totale privation de ressources matérielles. Se retrouver seul dans un monde qui ne connaissait que les groupes équivalait à une mort - pas toujours symbolique. Le poète du Beowulf nous précise que Caïn donna naissance à une race maudite de monstres, "géants, elfes et larves, ainsi que les titans qui contre Dieu luttèrent pendant longtemps" et qu'il est l'ancêtre de l'adversaire de Beowulf, Grendel, ce "terrible démon", ce "rôdeur des ténèbres" qui porte la colère de Dieu. Dans le poème, la patrie de la race des monstres est un pays hostile et désolé où la couleur grise domine, où les nuages et les brumes s'accumulent, un espace balayé par le vent et recouvert de givre qui n'est pas une partie du monde des humains. Les deux univers sont côte à côte mais il n'y a aucun échange, aucune cohabitation. Le seul lien qui unit ces deux mondes est celui du rejet mutuel. Grendel ne supporte pas le palais du vieux roi Hrothgar, pas tant pour sa splendeur extérieure que pour l'ordre et la paix qu'il symbolise. Le château est avant tout un espace social, un lieu de vie communautaire. C'est dans la grand'salle que les guerriers vivent, mangent et dorment ensemble. Et c'est le doux son de la harpe - symbole évident d'harmonie - que Grendel déteste par dessus tout :

"Alors le démon, pourtant coriace, connut des moments de cruelle torture, lui qui demeurait dans les ténèbres, à entendre la joie chaque jour résonner dans la grand-salle, où s'élevaient son de harpe, clair chant de poète".

Grendel vient pour dévorer, engloutir, littéralement engouffrer. Le nom de Grendel correspond à "grinder" en anglais moderne. Au-delà des guerriers, c'est le palais lui-même, systématiquement comparé à un cerf, qui semble la cible de l'appétit de Grendel, la proie de ses immenses mâchoires. Il cherche à faire complètement disparaître le monde de ses ennemis. Aucun compromis, aucune reconnaissance mutuelle n'est envisageable, il n'y a pas d'échange, encore moins de métissage. Beowulf prouve aux hommes du roi Hrothgar que l'on peut s'aventurer dans la lande ténébreuse de Grendel même si le voyage est risqué. La petite troupe découvre un pays stérile, de désolation, une terre inculte et incultivable. C'est clairement un monde maudit de Dieu tandis que Grendel n'est autre que l'Adversaire, l'Ennemi de Dieu et que le voyage de Beowulf et de la cour du roi Hrothgar au pays des monstres est un voyage aux Enfers.

La poésie religieuse vieil-anglaise met souvent en scène l'attaque des forces du Mal, le souhait des démons et autre Satan à attirer dans leur piège le plus grand nombre d'êtres humains. Le but est de se venger de Dieu lui-même qui, depuis la rébellion des anges, a condamné ceux qui l'ont trahi à l'infernum, à l'abîme et aux flammes : "Le Souverain expédia la cohorte malveillante en un long voyage. (…) Il créa pour les félons un palais d'exil en salaire de leur crime, (…) une maison de tortures, (…) un abîme sans joie". Satan se souvient de sa gloire passée :

"Cet étroit domaine ne ressemble guère / A l'autre que nous avons connu, / Au plus haut du royaume du ciel / Que mon Maître m'avait accordé, / Bien que par la faute du Tout-Puissant, nous n'ayons pu le posséder, / Combattre pour notre royaume ; il n'a pourtant pas bien agi / Lorsqu'il nous a jetés au fond de la fournaise, / Dans l'enfer brûlant, dépouillés du royaume du ciel. / Il a conçu le dessein par la race humaine / De le peupler : c'est là mon plus grand souci, / qu'Adam doive, lui qui fut fait de terre,  / Mon puissant trône posséder, / Vivre dans la félicité, tandis que nous souffrons ces supplices, / La torture en enfer. (356-68)

Seule l'errance est désormais accordée aux anges déchus qui parcourent, eux aussi, les chemin désolés de l'exil :

"Je sais maintenant que celui qui choisit de ne pas écouter le Roi des Cieux et de ne pas obéir au Seigneur sera totalement privé de joies éternelles. (…) Maintenant, accablé de tristesse, je dois errer sur les chemins de l'exil, routes infinies". (Christ & Satan, 187)

Retiré loin des hommes, l'ermite Guthlac doit affronter les assauts continuels des forces du Mal, tapies dans le noir. Les démons reprochent à Guthlac de s'être retiré du monde et de s'être installé dans les collines où "on leur avait accordé autrefois une habitation, après leur châtiment, qu'ils pouvaient rejoindre pour se reposer un peu, fatigués de leurs errances" (Guthlac A). Et en dépit des multiples assauts des ennemis, Guthlac sort vainqueur en leur expliquant : "Vous vous complaisez dans la transgression ; vous n'avez aucun espoir de grâce divine qui puisse vous affranchir de vos errances d'exilés" (Guthlac A). Les démons et les diables vivent dans un univers qui n'a plus de sens, qui est un tourbillon insensé qui n'a plus ni début ni fin, ni commencement ni aboutissement logiques. Ils sont l'image même de la désolation.

Comme dans Beowulf, les deux mondes se côtoient sous le signe de l'antithèse et l'affrontement, l'attaque violente sont leur principal mode de contact. L'arme préférée des démons est la parole qui est une remise en question de la valeur même du langage car, par définition, le langage du Diable est duplicité, mensonge, fausseté : "Je leur ai appris les insultes et les tromperies" (Vercelli Homily X). On ne peut donc plus se fier aux mots, à ce qu'ils disent et signifient, ils permettent de dissocier les dires et les actes. Lorsque le langage des démons n'est pas mensonger, double, il est réduit à des sons inarticulés, primitifs, des cris qui ne font pas sens et qui ne sont que des réflexes vocaux. L'un des anges déchus de Christ & Satan se lamente mais sa plainte est décrite comme "des cris qui s'échappent de l'enfer en faisant un bruit monstrueux". Lorsque Guthlac sort victorieux de sa joute oratoire avec les démons, "alors une clameur s'éleva. Des créatures qui s'enfuyaient se regroupèrent sur la colline. Le vacarme s'amplifia, c'était le tohu-bohu d'êtres remplis de frayeur". Les ennemis de Dieu sont donc réduits à l'état d'animalité, ils pervertissent les mots au point de faire du langage une barrière à la communication, à transformer tout discours en confusion, incompréhension et dispersion. On ne s'étonnera pas alors de constater qu'aucun métissage, aucune idée de passage, d'échange, de perméabilité ne soient possible dans cet univers binaire, manichéen : chacun se cantonne dans son monde et si l'on est happé, on est alors détruit.

Les exilés des élégies vieil-anglaises

Il est conservé à la bibliothèque de la cathédrale d'Exeter un codex qui contient, entre autres, un certain nombre de magnifiques poèmes brefs (VIIIe siècle), lyriques, mélancoliques ou même tragiques qui posent le problème des grands mystères du monde, de la souffrance et de la mort. Sans ce Livre d'Exeter, la littérature vieil-anglaise qui nous est parvenue aurait été cantonnée aux poèmes héroïques, aux Vies de Saints et aux paraphrases bibliques. Les grands thèmes de cette poésie élégiaque sont la perte d'un être cher et les douleurs de l'absence, la mutabilité des choses de la vie et les humeurs changeantes du destin, la question du temps qui passe, l'exil. The Ruin, l'un des rares poèmes descriptifs vieil-anglais, souligne la futilité des choses terrestres. The Wife's Lament et Wulf and Eadwacer sont des déchirants chants d'amour et de passion. Cette poésie est donc d'un genre fort différent, elle chante les sentiments humains, les tourments et la douleur. On ne s'étonnera pas de la voir traiter de l'errance et de l'exil de façon beaucoup plus émouvante car elle s'intéresse à l'individu et est empreinte de beaucoup de nostalgie. Deux poèmes mettent en scène des voyageurs. Ils portent les titres modernes de The Seafarer (Le Marin) et de The Wanderer (L'Errant). Le Seafarer expose un thème récurrent à travers les âges de la littérature anglaise : celui de la beauté, du mystère terrifiant et insondable de la mer. Le narrateur décrit la désolation et l'immensité de l'océan glacé, la plainte du vent, le hurlement des vagues et le cri des oiseaux de mer :

"Je peux à mon propos dire un chant véridique, conter mes aventures, comme en des jours pénibles j'ai souffert maintes misères, amer chagrin, connu sur mon esquif l'habitat du malheur, le sinistre roulis des vagues. Là souvent me trouva l'angoissante veille de nuit, à la proue du bateau près de heurter les falaises. Mes pieds étaient liés par le gel par des chaînes glaciales, là gémissait ma misère, m'embrasant le cœur. La faim au-dedans de moi déchirait mon âme lassée-de-la-mer".

En proie à la douleur et à la désolation, le poète du Wanderer erre sans répit, en pays étranger, à la recherche d'un abri. Son seigneur est mort, ses amis ont disparu et plus que le froid, plus que les souffrances physiques, c'est la solitude qui lui est insupportable : l'errant est un exilé, un exclu, un banni et l'errance n'a rien à voir avec l'expérience décrite ultérieurement par les Romantiques :

"(…) Il le sait, celui qui en fait l'expérience,

Le cruel compagnon qu'est le chagrin

Pour celui qui n'a plus de proches confidents :

Ce qui le préoccupe, c'est le sentier de l'exil, et non l'or en torsades;

C'est l'intimité de son âme gelée, et non la gloire du monde extérieur.

Il se souvient des hommes du palais et de la réception du trésor,

De la manière suivant laquelle son généreux seigneur

L'a, dans sa jeunesse, accoutumé à festoyer- toute joie s'est écroulée -

Il le sait à coup sûr celui qui depuis longtemps doit agir

Sans les conseils du seigneur son ami bien-aimé".

On voit ici, à nouveau, que l'Anglo-Saxon considère cette vie comme un voyage, une expédition. Le proche, pour lui, n'est pas celui qui partage sa nourriture (le "compagnon", le "copain" du français) ou sa chambrée ("le camarade"), c'est celui qui fait route avec lui, qui partage la même expédition : gesiÞ (le terme vieil-anglais siÞ, à rapprocher de l'anglais moderne send signifie "mouvement, fois, voyage, aventure, expérience, récit de cette expérience"). L'errant se définit avant tout comme étant "loin de l'amitié des proches", "sans ami". Ce concept de fidèle association est au cœur de l'idéologie germanique. Toute la poésie héroïque chante le courage mais surtout la loyauté au chef, la fidélité au seigneur valeureux dont on partage la destinée y compris dans la défaite et la mort. Les chemins d'errance sont d'autant plus durs qu'ils se parcourent seuls et que les souvenirs d'un bonheur révolu assaillent le marcheur : c'est ainsi qu'il ne peut qu'opposer le froid de l'hiver à la chaleur des banquets qu'offraient les seigneurs aux guerriers témoignant de solidarité, d'unité et d'harmonie. La vie n'est qu'un court passage, tout, sur terre, est sujet au changement et à la ruine. Chacun surgit du mystère pour y retourner. Bède (673-735) a donné une magnifique métaphore de la condition humaine en comparant l'existence des hommes au passage d'un moineau dans une grand'salle où l'oiseau trouve un refuge temporaire :

"Sire, voici à quoi me fait songer la vie humaine sur cette terre si on la compare au temps dont nous ne savons rien. Vous êtes à dîner avec vos ducs et comtes en plein hiver, autour du feu ; il fait bon dans la salle tandis qu'au dehors se déchaînent les tourbillons de pluie ou de neige. Survient quelque moineau à tire d'aile, il entre par une ouverture et disparaît vite par une autre. L'instant qu'il est à l'intérieur il échappe à la bourrasque de l'hiver mais après ce minuscule répit, sorti de l'hiver, à l'hiver il retourne, sous vos yeux. De même notre vie surgit un moment: ce qui la suivra, ce qui l'a précédée, nous l'ignorons".

La mutabilité et la vie en tant que court passage sont des thèmes majeurs de la pensée germanique, très souvent exploités par le christianisme dans la poésie vieil-anglaise. Car The Seafarer et The Wanderer comportent deux parties distinctes. Chaque auteur, dans la seconde, se tourne vers Dieu : le voyage était, en réalité, une expédition vers le pays céleste. Le marin exprime un sentiment métaphysique qui unit l'infini des eaux à l'infini du ciel et il peut alors s'exclamer: "Ainsi m'embrasent les joies du Seigneur plus que d'ici la vie morte, court passage sur terre". L'errant se fait tout aussi philosophe et tout aussi confiant :

"Le royaume de la terre est tout empreint de rudes épreuves :

Le cours du destin retourne ce monde sous les cieux.

Ici la propriété est passagère; ici l'ami est passager ;

Ici l'homme est passager ; ici le proche est passager ;

Tout le fondement de ce monde devient inutile.

Ainsi parlait le sage en son âme, assis à l'écart dans sa méditation.

(…)

Bienheureux ceux qui se cherchent la grâce,

La consolation du Père dans les cieux, où se trouve notre port d'attache à tous;"

Les deux poètes utilisent une métaphore chrétienne déjà établie, celle de la vie humaine en tant qu'errance maritime où chacun, toutefois, est appelé à être un marin attentif et à mener son bateau à bon port. Nombreux sont les textes vieil-anglais qui reprennent cette image. Christ II de Cynewulf (IXe siècle) nous en donne un excellent exemple :

"On dirait que nous voguons à travers des courants froids, sur les flots de l'océan dans des navires, des destriers des profondeurs, des bateaux de bois prêts à affronter les mers. Les courants marins sont hasardeux, immenses sont les vagues sur lesquelles nous tanguons pour traverser ce monde fragile. Les océans, dans toute leur longueur, sont balayés par les bourrasques. Notre triste sort aurait été désespéré avant de pouvoir apercevoir une terre à travers l'horizon tempétueux. Mais l'Esprit de Dieu nous aide, nous guide jusqu'à un port où nous trouvons notre salut. Il nous accorde la grâce de découvrir un endroit où nous pouvons mettre en sécurité nos destriers des profondeurs, nos vieux étalons des vagues en les ancrant solidement par-dessus bord".

L'errance était donc illusoire, il y avait un sens à suivre et un but à atteindre. L'errant n'était pas maître de son itinéraire, de son destin. Même élégiaque, la poésie vieil-anglaise reste didactique et s'inscrit dans le mouvement dialectique que la culture vieil-anglaise dessine entre splendeur, souffrance et espérance. A bien des égards, The Seafarer semble annoncer l'allégorie de John Bunyan, The Pilgrim's Progress, from This World to That Which Is to Come (1676).

Errance et littérature moyen-anglaise

Voyages maritimes des romans exotiques

La littérature vieil-anglaise a vu, au XIe siècle, les tout débuts d'un nouveau genre, le roman, et avec lui l'apparition du personnage de l'amoureux - figure absente des textes héroïques. Les récits que nous avons conservés ont la particularité d'être des contes exotiques. Ces quelques textes de la "matière d'Arabie" arrivèrent en Occident, soit directement de Byzance, soit par l'intermédiaire des Arabes. Le plus célèbre de ces textes est Apollonius of Tyre (XIe siècle). L'œuvre s'ouvre avec l'histoire du roi Antochius et son désir incestueux pour sa fille. Le viol est commis dès la première page du roman. Pour ne pas éveiller les soupçons, le roi propose à tous les prétendants à la main de sa fille une énigme à résoudre. Or, la solution de l'énigme est précisément le secret du roi, la révélation qu'il est l'amant de sa fille. Ce jeu avec les mots est en réalité un jeu où les mots tuent. Ceux qui échouent à résoudre l'énigme sont décapités. Ceux qui trouvent la solution découvrent une vérité indicible, la chose qui ne peut pas se dire, la faute qui ne peut pas être dévoilée. Antochius ne peut admettre de voir son secret révélé et le seul moyen pour lui de l'empêcher est de nier que cette solution soit la bonne et de condamner le prétendant. C'est ce qui arrive à Apollonius obligé de fuir et d'errer, en bateau, d'un royaume à l'autre.

Suite à la conquête de la Grande-Bretagne par Guillaume le Conquérant, ce n'est qu'à l'extrême fin du XIIe siècle que réapparut la littérature de langue anglaise. Celle-ci était radicalement différente de celle de la période anglo-saxonne, la langue s'était largement francisée, le vers allitéré était abandonné au profit des octosyllabes rimés et les romans de chevalerie étaient préférés aux anciennes légendes germaniques. Apollonius of Tyre annonce, toutefois, les romans d'aventure des XIIIe et XIVe siècles oubliant l'allégorie religieuse pour devenir ouvertement une littérature d'évasion n'hésitant pas à explorer du côté du surnaturel, du merveilleux et du mythique tout en insistant, cependant, sur plus d'une valeur - courage, honneur, fidélité, compassion ou grandeur d'âme. Les romances moyen-anglaises sont nombreuses. W.R.J. Barron en a recensé, en 1987, cent seize, la plupart datant des XIVe et XVe siècles. Elles s'inscrivent généralement dans les traditions étrangères car elles sont souvent des traductions de textes français ou des œuvres inspirées du folklore celte. Les personnages qui errent sont nombreux mais on peut distinguer deux grandes catégories d'errants liées à deux grands espaces : la mer, d'un côté, et la forêt de l'autre.

L'errance en mer n'est jamais volontaire, elle concerne, en général, les victimes de personnages malveillants. La mer renvoie à un monde mystérieux, celui de l'inconnu, de l'invisible, du Mal : l'océan est le lieu de tous les dangers, c'est un ailleurs inquiétant et menaçant. La crainte qu'inspire une traversée est évidente dans Havelok the Dane (roman anonyme du tout début du XIVe siècle) lorsque le jeune héros prie à la veille d'un départ :

"Seigneur, ayez pitié de moi et laissez-moi franchir la mer sain et sauf; cette traversée me cause souci et inquiétude. Epargnez-moi la tempête pour que je ne périsse pas à cause de mes péchés".

C'est pour sauver sa vie et fuir la colère du père incestueux qu'Apollonius perd son trône à Tyre et est obligé de poursuivre d'incessants voyages tout autour du bassin oriental de la Méditerranée. La mer peut - en véritable traîtresse - changer d'aspect, se déchaîner en tempête, devenir un lieu resserré et former une enceinte sans issue :

Alors qu'ils voguaient et avaient déjà progressé dans leur traversée, la mer calme changea brusquement en l'espace de deux heures et une grosse tempête se leva si bien que les flots venaient heurter les étoiles du ciel et que les vagues déferlantes rugissaient avec les vents.

(…)

Au cours de cette terrible tempête, tous les compagnons d'Apollonius périrent et Apollonius, seul, nagea jusqu'à Cyrène et gagna le rivage. Là, nu, il se redressa, regarda la mer et dit : "Ô mer, Neptune, spoliateur d'hommes et trompeur d'innocents, tu es plus cruel que le roi Antochius. Tu m'as réservé cette cruauté afin qu'à cause de toi je devienne pauvre et misérable et que le plus cruel des rois puisse encore plus facilement me détruire. Où puis-je aller maintenant ? Que puis-je demander, qui viendra en aide à un étranger ?"

Le message est clair : le voyage maritime a conduit Apollonius au dépouillement le plus complet. Le reste du roman va nous conter la reconquête de son identité de noble prince et celle de sa souveraineté. Il mettra quatorze ans. L'errance maritime met aussi en scène des femmes - personnages absents du monde uniquement masculin des épopées vieil-anglaises. Elles apparaissent dans ces romans d'aventure car leur beauté mais aussi leur prétendue faiblesse en font des victimes idéales. Or, nous l'avons dit, l'errance maritime est le résultat d'un châtiment (toujours injuste et injustifié). Le roman Emaré fait partie de ces romans édifiants du XIVe siècle dans lequel la jeune héroïne est exilée deux fois, la première pour avoir, elle aussi, repoussé les avances de son père et la seconde suite aux malveillances de sa belle-mère. A chaque fois, Emaré erre seule sept jours en mer, effrayée et affamée. Elle est ballottée de vague en vague et se cache au fond de l'embarcation. Elle est d'abord retrouvée, presque morte, par des chevaliers et se présente sous le nom d'Egaré. Pour le second voyage, elle a été jetée dans une barque avec son bébé sans argent, sans nourriture et sans rien à boire. Elle est recueillie par de simples marchands romains. Le père et le mari finissent par regretter leurs erreurs et retrouvent la jeune femme à Rome où ils font pénitence. La jeune femme est donnée en modèle : elle a su accepter avec patience et force d'âme son triste sort.

Dans Octavian, l'impératrice de Rome connaît le même revers de fortune, le même dénuement total qu'Apollonius ou Emaré. Elle aussi victime de la méchanceté d'une belle-mère envieuse qui l'accuse d'adultère. Elle est donc rejetée, répudiée et passe de l'opulence à la plus grande pauvreté. Lors de son errance pédestre un singe et une lionne lui volent ses deux enfants. Considérant ses malheurs comme une punition divine, elle embarque sur un bateau qui transporte des pèlerins en Terre Sainte et "sans cesse pleurait amèrement". Lors d'un arrêt dans une île, elle retrouve l'un de ses deux enfants et la lionne. Tous trois partent pour Jérusalem où le roi la reconnaît et lui offre asile. Le roman est ensuite consacré aux aventures que connaît l'autre enfant. Des hors-la-loi s'en emparent, il est si beau et, cela saute aux yeux, si noble qu'ils espèrent en obtenir de l'argent. Un citoyen de Paris (Clément), pèlerin depuis sept ans, l'achète et le ramène en France. Le reste du roman se passe à Paris intra-muros et à Montmartre. Un des intérêts de l'œuvre est le ton de comédie qui se dégage de nombreux vers au cours desquels Clément cherche à enseigner un métier au jeune Florent. Mais celui-ci se révèle incapable de devenir boucher ou commerçant et n'a aucune notion de la valeur de l'argent. Heureusement, le sultan à la tête de son armée de païens attaque la France et Florent va se révéler, comme il se doit, un combattant inégalable. Il y a ici l'idée de qualités dues à une naissance princière. Le poète insiste plusieurs fois sur la beauté, la sagesse et la vaillance du jeune Florent et ce dès l'âge de sept ans. La femme de Clément ne cesse d'ailleurs de répéter que l'enfant ne peut qu'être d'origine noble. Les romans médiévaux reflètent la conception selon laquelle la société humaine est un ensemble hiérarchisé : aucun métissage entre les classes sociales n'est envisageable. Florent doit son raffinement, son élégance et sa distinction naturelles à ses origines aristocratiques. Nul besoin de lui enseigner l'art de la guerre, c'est un chevalier-né. Et comme tout chevalier qui se respecte, il commence par débarrasser les Français d'un terrible géant. La noblesse est donc une question de patrimoine matériel (terres, château, bétail…) et symbolique (patronyme, prénoms, armoiries, prestige : un noble a un passé et avenir alors que le commun vit dans le présent) de mode de vie (savoir servir à table, jouer de la harpe, parler aux dames) et de valeurs (courage, générosité, loyauté…) mais aussi une question d'apparence physique qui lie beauté et bonté, allure et grandeur d'âme. Cette littérature d'imagination parle d'amour et d'aventure mais implicitement elle situe la chevalerie en face des clercs concurrents, des bourgeois méprisés et des paysans absents ou hideux. Dans Havelok the Dane la princesse Goldbrow est atterrée lorsque le comte Godrich décide de la marier à Havelok, simple aide-cuisinier. Elle repousse cette humiliation de toutes ses forces, ne voulant accepter qu'un roi comme époux. Menacée de mort, et acceptant de se soumettre à la volonté de Dieu, elle doit céder. Elle est cependant rassurée par un ange qui lui explique que Havelok est l'héritier du trône danois que le prince porte sur le corps des marques miraculeuses de sa vraie nature, royale. De même lorsque, dans le Brut de Lawamon le riche et noble Brian est obligé de se déguiser en pauvre pèlerin pour s'introduire à la cour du roi Edwin, pour y assassiner le malveillant Pelluz, le poète rappelle plusieurs fois au lecteur que les loques que portent le prince ne sont que simple apparence et que Brian est bien de haut et noble lignage. L'insistance de Lawamon est caractéristique de cette société où l'habit, bien souvent fait le moine :

Et lorsque Florent, après avoir vaincu le géant est amené à la table de l'empereur, celui-ci aussitôt se doute "que l'enfant était de sang noble. Il pensait juste puisque c'était vrai". Puis lorsque Clément se couvre de ridicule en donnant trente florins pour le repas tout en disant qu'il ne peut pas payer davantage et que l'empereur lui demande si cet homme est son père, Florent se désolidarise et répond bien peu reconnaissant:

"Sire, je n'ai jamais ressenti pour lui le genre d'amour que j'aurais dû avoir pour mon père, ni dans mon cœur ni dans mon esprit".

La guerre reprend et Florent s'éprend de la fille du sultan qui lui rend son amour. Après de multiples péripéties, après les retrouvailles avec la mère et le frère à Jérusalem, Florent épouse sa belle. Mais il n'est pas question de brassage culturel : la fiancée est prestement baptisée le dimanche précédent le mariage avant le retour de tous les protagonistes à Rome. Le contact avec les non Chrétiens, toujours appelés païens dans les romans, se fait systématiquement sur le mode du rejet absolu ou de l'assimilation à la norme, c'est-à-dire la conversion au christianisme. L'univers de l'Occident médiéval est d'un manichéisme élémentaire : la paganisme et le mal d'un côté, le christianisme et le bien de l'autre. Dans les romans arthuriens, en particulier, il y a une guerre juste, des guerriers bienfaisants qui mettent leur force et leur courage au service de Dieu en massacrant des armées entières de païens, qu'ils défendent leur royaume ou qu'ils aillent conquérir des territoires sur le continent. Les païens sont des chiens qu'il faut envoyer en Enfer.

Voyages initiatiques des romans de chevalerie

A côté de ces personnages dont l'errance est involontaire, imposée cruellement par des êtres malfaisants, il est, enfin, des protagonistes qui choisissent de s'isoler, qui partent à l'aventure. Il s'agit uniquement d'hommes, les femmes ne s'aventurant jamais plus loin que le verger, le jardin du château. Oublions aussitôt la quête du saint Graal qui ne joue qu'un tout petit rôle dans la littérature anglaise : elle n'est présente que dans le Morte d'Arthur de Malory (et bien malgré lui) rédigé à la fin du XVe siècle. Tous ceux qui prennent la route entreprennent, toutefois, un voyage initiatique à la découverte d'eux-mêmes, de leur identité véritable : les chevaliers qui errent n'ont pas encore pu affirmer leur autorité, leur droit à un territoire et à un château, leur légitimité. Ils ont à recomposer et à affirmer leur histoire familiale. Arthur erre de nombreuses années avant de pouvoir réunir tous ses vassaux lors de son couronnement à Caerleon : désormais chacun voit en lui l'héritier incontestable d'Uther Pendragon. Gauvain et le Chevalier Vert montre la même quête de la maturité, le même passage du jeune homme à l'adulte du neveu d'Arthur : Gauvain apprend, découvre ses qualités et ses limites. Il peut alors retourner à Camelot. Les chevaliers errants anglais se rencontrent dans les textes influencés par les contes, non pas français, mais celtiques car ils se perdent dans la forêt. Comme la mer, la forêt, peuplée de bêtes sauvages et de hors-la-loi, est un espace dangereux, le monde mystérieux de l'inconnu. Inversement, elle est aussi refuge, lieu de retraite pour les ermites ou les blessés et les êtres menacés. Et elle est, enfin, un passage vers un ailleurs, un espace magique peuplée de créatures féeriques et imprévisibles mais rarement malveillantes : pour les Celtes, l'Autre Monde n'est pas nettement séparé de celui des hommes. Les chevaliers qui rejoignent la forêt le font souvent parce qu'ils ont perdu la raison. Or, les chevaliers sont à la recherche de toute aventure possible car chaque aventure, y compris la folie, est formatrice et fait progresser dans la connaissance de soi. Le fou est celui qui erre, qui n'a pas de lieu propre, qui est loin de la Raison et de la civilisation, qui est en pleine tempête. A partir du XIIe siècle, le fou est systématiquement un être des bois. On ne peut s'empêcher de noter que wood en anglais signifie à la fois "fou" et "forêt". Loin de la ville et de la société, il plonge dans l'animalité et le désordre de la nature ; il ne survit qu'en devenant le compagnon des bêtes sauvages, qu'en régressant vers la bestialité. C'est pourquoi les fous des bois sont en général velus, ont des cheveux très longs, se nourrissent d'herbes, de racines, de viande crue, perdent l'usage de la parole, gémissent et hurlent. Il y a un phénomène général de déchéance, de dépouillement : le fou est sans vêtements, sans langage, sans compagnons. Malory a repris les épisodes bien connus qui conduisent à la folie de Lancelot et de Tristan. Lancelot est effondré lorsqu'il découvre qu'il a, involontairement, trahi Guenièvre. Incapable de supporter cette idée, il en perd la tête et erre dans la forêt pendant deux ans. La forêt sauvage est le miroir de la confusion, du tumulte qui se sont installés dans l'esprit du héros. Dans la douleur, le chevalier n'évite la mort qu'au prix de la folie, de la vie sauvage et de l'errance dans la forêt :

"Et c'est ainsi que [Lancelot] partit sans savoir où il allait et était fou comme jamais homme ne fut".

"Pendant tout ce temps, Sire Tristan erra nu dans la forêt, l'épée à la main. Il arriva ainsi à un ermitage où il s'allongea et dormit".

La folie d'Yvain dans le roman Ywain & Gawain a aussi pour origine une profonde détresse, le chevalier se lamente, reconnaît qu'il est responsable de son malheur et finalement sombre dans la folie ce qui le conduit, selon le modèle bien établi, dans la forêt de l'oubli : "l'affliction le rendit complètement fou, il prit le chemin de la forêt". Dans les bois, le fou est généralement guéri au bout de quelques mois ou de quelques années : dans les romans, en effet, la folie est toujours parenthèse, intermède, pause dans l'action. Elle permet surtout de souligner le caractère absolu de la passion amoureuse du chevalier. La guérison requiert des accords de harpe ou une aide extérieure et les fées sont alors très souvent à l'origine de le libération du mal des héros.

La folie, dans les romans, témoigne d'un reste d'origine païenne et la matière de Bretagne se caractérise par une forme particulière du merveilleux qui fait que l'errant, dans la forêt, peut passer du monde des mortels au royaume des fées sans même s'en apercevoir. Dans Sir Launfal, le héros se promène un jour à l'orée du bois, s'assoit à midi sous un arbre et voit sortir d'une clairière deux très belles, et étranges, jeunes filles qui se révèlent être deux fées. Launfal est ainsi conduit auprès de Dame Tryamour, fille du roi de Féerie. Les fées ne sont pas bien différentes des mortelles si ce n'est qu'elles sont très belles et toujours somptueusement vêtues. Dans Sir Orfeo le reine Heurodis se retrouve dans l'Autre Monde qui est fort semblable au nôtre. Elle raconte à son époux que le roi des fées "impérieux [l'] empoigna, [l']obligea à monter sur son destrier, à ses côtés. Il [la] conduisit à son château, un palais bien fortifié et bien meublé. Il [lui) montra des châteaux, des tours, des rivières, des forêts, des bois parsemés de fleurs, et toutes les richesses de son domaine". Sir Orfeo montre que les fées jettent leur dévolu sur des mortels qu'elles peuvent observer depuis leur monde mystérieux. Dans Sir Degaré un chevalier du pays de Féerie explique à la fille du roi de petite Bretagne, qui vient de se perdre en forêt, qu'il l'aime depuis plusieurs années. Il viole la jeune fille et lui annonce qu'elle aura bientôt un enfant. L'enfant qui naît ne porte aucune trace de métissage, le poète n'accordant aucun signe ou pouvoir particulier à l'enfant né de cette étrange union : là encore seuls comptent la noblesse, le sang royal de sa mère. La princesse abandonne le bébé qui est recueilli par un ermite qui le baptise Degaré (ancien français : "qui ne sait qui il est"). Adolescent, Degaré part à la recherche de ses parents inconnus, à la quête de son identité. Il est uniquement guidé par quelques indices laissés par le père : une épée à la pointe manquante, un gant. Comme Œdipe, il est près d'épouser sa mère et de tuer son père. Heureusement, les indices sauvent à chaque fois la situation et la famille est réunie. Le chevalier-fée rentre dans le rang, dans la normalité en se faisant assimiler par le monde des mortels : il épouse la princesse. Il est impossible de concevoir l'idée de croisements, d'influences, de mélanges : à cette époque d'émergence de la psychologie, le personnage (tout comme l'individu médiéval) n'est pas encore véritablement singularisé. Il n'est d'ailleurs pas encore décrit avec ses particularités : il est généralement réduit au type physique et moral qui correspond à son rang, à sa catégorie sociale. Les poètes et les hommes du Moyen Age n'ont pas encore vraiment le sens de la liberté selon la conception moderne. Liberté, pour eux, c'est un privilège et le mot se met plus volontiers au pluriel. La liberté, c'est un statut garanti, c'est la juste place devant Dieu et les hommes, c'est l'insertion dans la société. Pas de liberté sans communauté. Elle ne peut résider que dans la dépendance. L'errant, l'autre, l'exclu, le différent doit retrouver le chemin du connu, du modèle, de l'unité, de la règle afin de retrouver la place qui est la sienne aux côtés des autres, place qu'il n'a pas choisie mais qu'il est dangereux de vouloir remettre en question. Une fois enlevé, Sir Launfal vécut auprès de la fée, Dame Tryamowre : plus jamais il ne réapparut à la cour du roi Arthur. Inversement, le père de Sir Dégaré quitta pour toujours le royaume des fées : on ne peut appartenir qu'à un monde à la fois.

 

L'errance est un thème, et une réalité, qui traverse toute la période médiévale et que les poètes utilisent à loisir. Pourtant l'errance n'a pas de place, elle est toujours ce qui ne devrait pas être, ce à quoi il faut vite mettre fin. La vie est et doit être une série de liens, un réseau d'obéissances, de solidarités, elle ne se conçoit que sous la forme communautaire. Or, l'errance implique l'absence de ces liens sociaux, elle appartient aux espaces limitrophes, à la mer et à la forêt (antithèses de la ville et du château, envers de la société et de la civilisation) ou, pire encore, au monde du désordre, du chaos, à la désolation du monde infernal. Il est donc bon, et surtout rassurant pour tous, de rester sur les terres connues, les chemins balisés du connu, du repéré. Il est émouvant de voir ces hommes du Moyen Age rechercher, avant celle de Dieu finalement, la protection et le réconfort des hommes. Il devait revenir à la Renaissance, aux grands explorateurs, voyageurs/errants du XVIe siècle d'apporter à l'imagination et à la pensée humaine des perspectives nouvelles pour affirmer la grandeur de l'homme.

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