Prof. Marie-Françoise ALAMICHEL, Université de Marne-la-Vallée


Paysages dans le Brut de Layamon etles romances moyen-anglaises : écriture romane et écriture gothique

 

    Le Brut de Layamon est une longue épopée de la fin du XIIe siècle qui relate l'histoire légendaire de la Grande-Bretagne depuis son peuplement par des Troyens menés par leur chef Brutus - arrière petit-fils d'Enée - jusqu'à l'écrasement définitif des Bretons par les Saxons au cours du règne de Cadwallader (fin du VIIe siècle). C'est une oeuvre tournée vers le passé, de par son sujet mais aussi de par sa langue et sa métrique. Il en va de même de sa vision du monde. On ne retrouve pas, en effet, les mêmes symboles systématiques, le même regard porté sur la nature dans les récits contemporains du Brut ou dans les romances des siècles suivants : ces différences témoignent d'une évolution de perception du monde, d'un début de souci d'individualisation et d'un premier pas vers la recherche du vrai. Bien évidemment, cette nouvelle approche n'est pas une rupture brutale. La plupart des éléments du paysage des textes moyen-anglais des XIIIe et XIVe siècles restent des motifs traditionnels mais des variations pointent de ci de là et les oeuvres perdent ainsi leur système de références fixes et systématiques.

 

Les éléments du paysage des romances moyen-anglaises

La mer, omniprésente dans la poésie vieil-anglaise, ne joue plus qu'un petit rôle dans la littérature moyen-anglaise  des XIIIe et XIVe siècles : la quête des chevaliers est rarement maritime. L'océan reste - comme il l'était dans la réalité - essentiellement le lieu de tous les dangers, un ailleurs menaçant. La crainte qu'inspire une traversée est évidente dans Havelok the Dane (roman anonyme du tout début du XIVe siècle) lorsque le jeune héros prie à la veille d'un départ :

Louerd, haue merci of me,

And late wel passe þe se,

þat ihc haue þer-offe douthe and kare,

Withuten stormes ouer-fare

þat Y drenched [were] þer-ine

Ne forfaren for no sinne (1375-80)

[Seigneur, ayez pitié de moi et laissez-moi franchir la mer sain et sauf ; cette traversée me cause souci et inquiétude. Epargnez-moi la tempête pour que je ne périsse pas à cause de mes péchés]

C'est aussi de la mer que débarquent, par exemple, les Sarrasins qui abandonnent au milieu des flots le tout jeune Horn après avoir ravagé le royaume de son père :

The pains come to londe,

And name hit in here honde.

That folc hi gunne quelle,

And churchen for to felle. (59-62)

La mer reste un monde imprévisible et redoutable mais les dangers sont désormais uniquement de l'ordre du concret, de la météorologie : caprices du temps, tempêtes, naufrages sont mentionnés. Il est devenu rare de voir évoqués des monstres, des créatures terrifiantes rejetés par les flots. Dans le Brut de Layamon, en revanche, le féroce et hideux géant que le roi Arthur doit combattre en débarquant en France est très précisément lié à la mer. Ce monstre dévore les côtes de la Bretagne, ravage l'intérieur du pays en arrivant du grand large et tue par noyade (vers 12823-5). C'est que dans le Brut, les tempêtes, la mer funeste sont systématiquement le symbole de l'Enfer. En cela, le poète ne fait d'ailleurs que suivre la littérature vieil-anglaise qui situe traditionnellement le monde infernal dans la mer. Bien entendu, le symbole reste connu des auteurs des XIIIe et XIVe siècles : Chaucer, par exemple, mentionne dans The House of Fame "Heven, erthe, and eke the see" (846) [le ciel, la terre, et puis la mer] identifiant ainsi clairement Enfer et mer. Mais le but des auteurs de romances n'est plus de communiquer la lettre et l'esprit de l'histoire sainte. Influencés par les écrivains français, ils content les multiples aventures, les épreuves, les qualités morales, les nobles sentiments des héros. Les manières et les dialogues sont imprégnés de raffinement courtois, l'appel du bonheur devient aussi sensible que celui de l'honneur, le merveilleux l'emporte sur la prouesse. Le paysage cesse donc d'être essentiellement, voire uniquement, allégorie religieuse et la mer n'est plus synonyme d'Enfer même si elle reste un espace où la mort est souvent au rendez-vous. Elle joue désormais un rôle plus neutre de frontière, de passage, de chemin qui conduit à un ailleurs. La dernière traversée dans Havelok the Dane est "un lieu par lequel passe la conquête, un chemin vers la gloire". Dans les romans arthuriens, Arthur part à la conquête du monde entier mais ses traversées maritimes, elles aussi, ne sont généralement plus qu'un moyen rapide de s'emparer de territoires.

Le voyage maritime mène souvent à un autre monde, généralement merveilleux. Dans les oeuvres moyen-anglaises inspirées de la matière de Bretagne, l'Autre Monde n'est pas nettement séparé de celui des hommes et on y pénètre souvent sans le savoir. Ainsi Launfal, un des chevaliers de la table ronde, est-il emmené par la reine de fées dans son île (terrestre) d'Olyroun tandis qu'Arthur part soigner ses blessures dans celle d'Avalon.

Les rivières du Brut de Layamon indiquent toujours au lecteur la fin prochaine d'une bataille et la victoire des Bretons, leurs ennemis se noyant systématiquement au fond de l'eau. Les romances moyen-anglaises ne suivent pas ce code. Le Morte Arthure allitéré, où les batailles sont pourtant très nombreuses et fort meurtrières, ne présente qu'une seule fois une rivière comme un piège mortel (vv. 1517-26) dans lequel sont précipités les ennemis du roi Arthur. Il ne s'agit que de la simple mention d'une tactique militaire et le cours d'eau devient rouge sang selon le motif traditionnel. Désormais, les rivières sont avant tout un espace généreux et fécond qui nourrit les chevaliers. Nombreuses sont les scènes de chasse et de pêche ; certaines ne reflètent que la réalité, le quotidien de la vie des seigneurs du Moyen Age. C'est, par exemple, lors d'une chasse au faucon "be a rever syde" (183) [au bord d'une rivière] que le Comte Barnard dans The Erle of Tolous s'enquiert de la façon dont on peut apercevoir la femme de l'Empereur Dyaclyson. La romance intitulée Syr Tryamowre nous donne plus de détails et nous montre une chasse fort mouvementée à l'issue de laquelle Syr Tryamowre parvient à tuer un cerf et sauver ses chiens "into the rever" (1087) [dans la rivière]. La fonction nourricière du cours d'eau est cependant soulignée, quelques vers plus loin, lorsque les messagers du roi "(…) fonde, be a watur syde, / He sate and fedd hys howwndys in that tyde / Wyth the beest so wylde (1123-5) [le trouvèrent, au bord de l'eau, où il était assis et nourrissait ses chiens de la bête sauvage]. Chaucer insiste, lui aussi, sur l'abondance, la profusion de poissons que découvre le narrateur de The Parliament of Fowls lorsqu'il voit en rêve un jardin merveilleux dans lequel coulent des ruisseaux d'eau de source "that swymmen ful of smale fishes lighte / with fynnes rede and skales sylver bryghte" (188-9) [qui regorgent de petits poissons vifs aux nageoires rouges et aux écailles de paillettes argentées] (188-9).

Les rivières des textes moyen anglais sont donc des lieux de calme, de repos. C'est pourquoi les guerriers sont souvent décrits, assis au bord d'une rivière, où ils reprennent des forces avant de repartir au combat, ou se délassent lorsque la guerre est finie. En temps de paix, on vient souvent s'asseoir au bord de l'eau et il n'est pas rare que l'on s'y endorme. C'est ce qui arrive au narrateur de Piers Plowman (versions A et B) :

Ac on a May morwenynge on Maluerne hilles

Me bifel a ferly, of Fairye me þohte.

I was wery forwandred and wente me to reste

Vnder a brood bank by a bourne side,

And as I lay and lenede and loked on þe waters

I slombred into a slepyng, it swayed so murye. (prologue, 5-10)

Le petit nombre d'adjectifs (blisful, ryche, swete) que l'on retrouve utilisé par tous les poètes moyen-anglais pour qualifier les cours d'eau soulignent la valeur esthétique des rivières, le cadre de beauté des vallons. Le modèle de référence est clairement le jardin d'Eden ou le jardin d'amour du Roman de la Rose. L'auteur du Morte Arthure allitéré utilise d'ailleurs explicitement l'image biblique des quatre fleuves du Paradis (Genèse, 2:10-14) lorsque Gawain aperçoit un homme armé qui attend au bord d'une rivière. Gawain s'approche, engage le combat et, après une lutte acharnée, parvient à faire adhérer à la cause d'Arthur son adversaire, le païen Priamus. Mais ce dernier est très gravement blessé, tout comme Gawain. Priamus sort alors une petite fiole qui contient un liquide qui nourrit et soigne : "þat es full of þe flour of þe fouur well, / þat flowes owte of Paradice when þe flode ryses / that myche froyt of fallez, þat feede schall vs all" (2705-7) [elle est remplie du parfum des quatre sources magiques qui, lors de grandes pluies, s'échappe du Paradis et donne naissance aux fruits abondants qui nous nourrissent]. Dans la vision Pearl, le fleuve est également splendide. C'est qu'il sépare le monde des hommes d'un pays radieux, celui de la Jérusalem céleste. Tout n'est plus qu'éclat, brillance, miroitement :

The fyrre in the fryth, the feier con ryse

The playn, the plonttes, the spyse, the peres,

And rawes and randes and rych reveres-

As fyldor fyn her bonkes brent.

I wan to a water by schore that scheres (103-7)

Cette splendide rivière sépare le monde réel du paradis car, à l'instar de la mer, les rivières servent aussi de limites, de frontières réelles ou symboliques.

La forêt permet aussi ce passage vers un ailleurs. Elle est, en effet, un monde à part en soi. L'Occident médiéval était couvert d'immenses forêts dans lesquelles on ne s'aventurait qu'à ses risques et périls et la littérature reflète cette réalité. Chez Langland et dans Sir Gawain and the Green Knight, "wildernesse" désigne un territoire où les lois forestières ne s'appliquaient pas et qui était souvent, par conséquent, un repaire de brigands. Les bois des romances moyen-anglaises sont des espaces dangereux peuplés de bêtes sauvages. On peut citer le rêve prémonitoire du roi Arthur du Morte Arthure allitéré dans lequel il se voit seul dans un bois inculte parmi des loups, des sangliers et des lions (vers 3232-4) ou le cas du roi Orfeo qui décide d'abandonner le trône, revêt un habit de pèlerin et explique :

In-to wildernes ichil te,

& liue þer euermore

Wiþ wilde bestes in holtes hore (212-4)

Les auteurs moyen-anglais spécifient ainsi toujours, dans une sorte de tic d'écriture, que les forêts sont les repaires des animaux sauvages et cette précision prend valeur d'adjectif de nature.

Les Cisterciens qui avaient choisi de fonder leurs monastères au coeur des forêts ne disaient pas qu'ils se retiraient dans la solitude mais qu'ils partaient au "désert". La forêt est un lieu de retraite qui permet d'accéder à un état de connaissance et de sagesse plus profondes. Les ermites qui y vivent sont des maîtres, des guides spirituels. Le perfectionnement moral prend ainsi la forme d'un déplacement topographique et le terme de "wildernesse" traduit aussi les périls du voyage à but spirituel. Lorsque Orfeo, n'ayant plus goût à la vie, veut fuir le monde, il retourne à la vie sauvage dans les bois. En dépit des dangers - brigands et bêtes sauvages - la forêt a finalement pour fonction essentielle d'être un lieu de refuge. C'est déjà le cas dans le Brut de Layamon. The Owl and the Nightingale est une oeuvre contemporaine, mais radicalement différente, du Brut. Toutefois, la forêt joue le même rôle, celui d'une protectrice. Elle abrite les deux oiseaux qui débattent à l'abri des arbres et taillis dans "one suþe dihele hale" (2) [un recoin des plus secrets]. La littérature nous montre que les guerriers sont les plus nombreux à utiliser la forêt comme lieu de retraite, de refuge : ceux qui s'enfuient s'y cachent systématiquement, ceux qui sont blessés s'y abritent. Le narrateur du Morte Arthure allitéré explique que lorsque les ennemis des Bretons, dans la guerre contre le Romain Lucius, "(…) saw theire cheftanes were nommen, / To a cheefe foreste they chesen theire wayes, / And felede them so feynte, they fall in þe greues, / In the ferynn of þe fyrthe, fore ferde of oure pople" (1872-5) (virent que leurs chefs avaient été capturés, ils s'enfuirent dans la forêt aussi vite qu'ils purent. Ils se sentaient si mal en point qu'ils tombaient parmi les arbres et les fougères par peur de nos soldats]. Dans Le Morte Arthur (composé en strophes), Lancelot gagne plusieurs fois la vaste forêt : lorsqu'il est blessé après le premier tournoi, lorsqu'il est repoussé par Guinevere et lorsqu'il est découvert dans la chambre de la reine - donc lorsqu'il est, par trois fois, en position délicate. La forêt est bien le refuge des êtres menacés, il est toujours possible de s'y cacher.

Elle est aussi un lieu où les difficultés se résolvent car elle est souvent un espace magique - aspect totalement absent du Brut de Layamon. Lorsque le cheval d'Amis meurt d'épuisement dans Amis and Amiloun, le chevalier continue à pied. Il pénètre dans une grande forêt et s'endort sous un arbre. Son fidèle ami, Amiloun, le voit en rêve endormi sous l'arbre prêt à être dévoré par un ours. Il part aussitôt à sa rencontre et le trouve indemne, toujours endormi. Le rêve d'Amiloun est à la fois message pour le présent et présage des dangers et épreuves à venir. Lorsqu'un peu plus tard, Amis attend le retour d'Amiloun, c'est "up in the forest plain" (1425) [dans la clairière] qu'il passe ses journées. Dans Syr Launfal, le héros se promène un jour à l'orée du bois, s'asseoit sous un arbre et voit approcher deux très belles, et étranges, jeunes filles qui se révèlent être deux fées. Launfal est ainsi conduit auprès de Dame Tryamour (la fille du roi du monde féérique) qui attend le jeune homme dans une tente dressée en pleine forêt. On peut aussi penser à Sir Orfeo lorsque la reine Heurodis s'endort sous un arbre fruitier et se retrouve dans un autre monde, quoique fort semblable au nôtre : dans les textes médiévaux, l'au-delà est, en effet, tout aussi matériel que le monde terrestre. Heurodis raconte ainsi à son époux :

& as son as he to me cam,

Wold ich nold ich, he me nam,

& made me wiþ him ride

Opon a palfray bi his side;

& brought me to his palays,

Wele atird in ich ways,

& schewed me castels & tours,

Riuers, forestes, friþ wiþ flours,

& his riche steeds ichon; (153-61)

Réfugié, par la suite, dans la forêt, Orfeo aperçoit plusieurs étranges créatures : un jour, c'est le roi des fées parti à la chasse ; un autre jour, des chevaliers et des dames qui dansent, un troisième jour, enfin, soixante femmes qui pêchent au faucon. Il décide de suivre ces dernières et passe, comme par enchantement, d'un monde à un autre : Orfeo pénètre dans cet Ailleurs, sans le savoir, à travers un long passage rocheux pour déboucher dans une superbe plaine verdoyante, un pays de rêve qui ne connaît ni relief, ni accident et se définit par négation de nos espaces et paysages :

He com in-to a fair cuntray,

As briht so sonne on somers day,

Smoþe & plain & al grene

En dépit des diverses difficultés du relief, des obstacles naturels à franchir, les chevaliers des romances du Moyen Age parcourent toujours de très longues distances en quelques jours, sans difficulté aucune. La réalité était, bien évidemment, fort différente. Les auteurs se débarrassent très souvent de la description détaillée des souffrances physiques, des fatigues des voyageurs, du terrain accidenté ou des chemins escarpés du paysage avec l'expression figée "bi dales and bi hulle" [par monts et par vaux], expression qui suffit, à elle-même, à évoquer la dureté et la longueur, bien connues de tous, de tout voyage. Les romances ne s'attardent pas sur les collines et autres hauteurs (à l'exception notable de Sir Gawain and the Greeen Knight) car aucun chevalier, digne de ce nom, ne peut connaître les vicissitudes des voyageurs et pèlerins ordinaires. De plus, ces oeuvres aiment le mouvement, recherchent un tempo rapide, un rythme enlevé. Et c'est ainsi que, par exemple, "Tryamowre rode ovyr dale and downe / Into the londe of Arragon" (1048-9) [chevaucha par monts et par vaux jusqu'en Aragon]depuis la Hongrie.

Une vallée étroite et encaissée peut ralentir le périple car c'est un lieu privilégié pour les attaques armées. Dans le Morte Arthure allitéré, l'empereur romain Lucius fait part de sa tactique militaire et se promet d'affronter les Bretons du roi Arthur dans les montagnes, de "stryke þem doun in strates and struye them fore euere!" (561) [les abattre dans des gorges profondes et de les anéantir à jamais]. Sir Tryamowre doit faire face à deux frères féroces qui gardent un défilé : en effet, "betwene two mowntayns was hys way" (1303) [son chemin passait entre deux montagnes]. Les images traditionnelles du Haut et du Bas, à savoir du Ciel et de l'Enfer conservent leur force et Chaucer les reprend dans The Book of the Duchess :

This messager tok leve and wente

Upon hys wey, and never ne stente

Til he com to the derke valeye

That stant betwixe roches tweye

Ther never yet grew corn ne gras,

Ne tre, ne noght that ought was,

Beste, ne man, ne oght elles,

Save ther were a fewe welles

Came rennynge fro the clyves adoun,

That made a dedly slepynge soun,

And ronnen doun right by a cave

That was under a rokke ygrave

Amydde the valley, wonder depe.

(…)

This cave was also as derk

As helle-pit overall aboute (153-65 & 170-1)

Tout concourt à faire de cette contrée "le gouffre de l'Enfer" : profondeur de l'abîme, stérilité de la vallée, ténèbres de la grotte. Mais Chaucer décrit ici le royaume du sommeil du roi Morphée et non pas le monde souterrain des damnés. On est donc transporté dans un monde imaginaire qui ne peut inquiéter. Et force est, de toute façon, de constater que les cols, les passages étriqués sont peu mentionnés dans les romances des XIIIe et XIVe siècles et qu'on ne trouve pas l'arrière plan religieux symbolique et systématique du Brut de Layamon dans lequel les précipices et vallons symbolisent le monde du Mal où règne l'adversaire de Dieu, le Diable.

A l'inverse des vallées - métaphores de l'Enfer - les montagnes du Brut sont une première étape vers le Paradis. Elles symbolisent l'envol, l'ascension vers le ciel des âmes des justes après la mort. Dans les oeuvres moyen-anglaises que nous avons sélectionnées, les montagnes ne jouent, ici encore, qu'un petit rôle. On pense bien sûr, cependant, au père de la petite Pearl qui, lors de sa vision du Paradis est ébloui par "a crystal clyffe ful relusaunt" (159) [une falaise de cristal qui étincelait]. Mais les montagnes ne sont, en réalité, mentionnées que pour leur hauteur extraordinaire afin de pouvoir aussitôt passer à la description des châteaux qui se dressent à leur sommet. Dans le Brut, les châteaux sont des forteresses juste mentionnées, jamais décrites. Elles n'ont qu'une valeur défensive, militaire - illusoire d'ailleurs car chez Layamon, tout espace clos débouche sur la mort. Florys and Blancheflour, romance de 1250, reste encore très proche du Brut dans sa présentation de Babylone et de ses enceintes multiples ou de la forteresse dans laquelle Blancheflour est enfermée. Le château est avant tout fort, puissant, solide : il est fait de chaux, de mortier et de marbre si bien que "ne may it breke iren ne steele" (578) [rien de fer ou d'acier ne peut l'entamer], son immense donjon est imprenable. Cette insistance sur l'aspect défensif des forteresses disparaît dans les romances des XIIIe et XIVe siècles où les chevaliers ne font plus la guerre. Les châteaux deviennent des palais de cristal, d'or et de diamants. Les auteurs rivalisent de détails, tous les effets architecturaux sont passés en revue. Chaucer nous prévient : "I wol yow al the shap devyse / Of hous and site (…)" (1113-4) [je vais tout vous dire de l'aspect extérieur de la maison et du lieu] et en effet, c'est une description détaillée de la Maison de la Renommée qui suit :

Thoo gan I up the hil to goon,

And fond upon the cop a woon,

(…)

For whi me thoughte, be Seint Gyle,

Al was of ston of beryle,

Bothe the castel and the tour,

And eke the halle and every bour,

Wythouten peces or joynynges,

But many subtil compassinges,

Babewynnes and pynacles,

Ymageries and tabernacles

I say; and ful eke of wyndowes

As flakes falle in grete snowes (The House of Fame, 1165-6 […] 1183-92)

Le château que découvre sir Orfeo déploie le même faste, le même raffinement dans les détails, le même luxe de pierres précieuses et d'or (vers 355-68). Les auteurs nous montrent que ces châteaux possèdent un jardin ou un verger, lieu par excellence des aventures amoureuses. La source de référence est bien évidemment le Roman de la Rose et son jardin de Deduit (Plaisir) dont on connaît l'influence considérable dans la littérature de l'Occident médiéval. Le jardin, lieu raffiné et précieux est l'antithèse de la forêt sauvage : c'est, en effet un paysage façonné par l'homme, un espace ouvert et ensoleillé et aussi un rare lieu féminin. Les héroïnes des romances moyen-anglaises, cantonnées dans les châteaux, ne sortent - semble-t-il - que pour aller se promener au jardin. Amis est ainsi tranquillement endormi sous un arbre du jardin du château ducal, lorsqu'arrive la fille du Duc, Belisante, qui lui avoue brutalement son amour pour lui : "Sir knight, on the mine hert is brought: / The to love is al mi thought, / Bothe ni night and day;" (571-3) [Chevalier, mon coeur t'a choisi. Nuit et jour, je ne pense qu'à t'aimer]. Ces jardins ont tous pour modèle le Paradis terrestre de la Genèse, ils sont à l'abri derrière leur mur clos, regorgent de plantes et d'oiseaux et possèdent une fontaine en leur centre. La fontaine du jardin de Florys and Blancheflour est même alimentée directement par les quatre fleuves du Paradis (vers 611-7). Dans le Morte Arthure allitéré, Arthur voit un merveilleux jardin en rêve (vers 3238-49). Tous les repères symboliques du Brut de Layamon se trouvent balayés : dans cette vision, en effet, ce paradis céleste est un lieu clos et, qui plus est, une profonde vallée dominée par des montagnes. En dépit de cela, tout n'est plus qu'harmonie : l'accent est mis sur la fertilité du lieu, l'abondance de la nourriture et sur la beauté, l'aspect esthétique du paysage.

Technique descriptive : littérature et peinture

Il est donc clair que le Brut de Layamon est une oeuvre fort différente des autres textes moyen-anglais que nous avons analysés. Les éléments géographiques du Brut ne forment jamais un paysage : il n'y a pas de vue d'ensemble et pas d'observateur pour la contempler. Le poète ne prend pas le temps de décrire, il se contente de mentionner : un château est toujours "strong" [fort] et "riche" [puissant], les villes se résument à de "haehe stan walle" [hauts murs de pierre], la mer est "wide" [vaste], la forêt - "thicke" [épaisse], "muchele" [vaste], "haehne" [grande] - est un "wilderne" [désert], les collines sont si hautes qu'elles touchent les nuages (8621) et qu'on pourrait grimper au Paradis (10698-9) tandis que les vallées sont associées à l'adjectif "deope" [profond] et au verbe "sinken" [se noyer] car l'Enfer est un gouffre dans lequel on coule à pic. Ces quelques références systématiques suffisent à planter le décor et, comme pour une histoire connue de tous, tout détail supplémentaire semble superflu, le référent faisant partie de l'imaginaire collectif.

Les romances moyen-anglaises que nous confrontons au Brut montrent que les écrivains se sont éloignés de ce modèle religieux traditionnel. L'espace géographique s'élargit et se complique, les auteurs prennent littéralement du recul et brossent des tableaux de la nature qui s'étend devant leurs yeux : la campagne, en particulier, acquiert ses lettres de noblesse. C'est pourquoi le Morte Arthure allitéré, composé vers 1400, nous offre des scènes véritablement bucoliques :

And in the myste of mornyng one a mede falles,

Mawen and vnmade, maynoyrede bott lyttyll,

in swathes sweppen down, full of swete floures. (2506-8)

De plus, les seigneurs rassemblés à cet endroit écoutent le chant des alouettes et des linottes (2671-8). La nature, la végétation deviennent ainsi une véritable toile de fond. Certes, un système en a remplacé un autre car on trouve les mêmes images, les mêmes tableaux descriptifs, les mêmes clichés dans toutes ces oeuvres des XIIIe et XIVe siècles - ce qui nous a permis de les regrouper et de les étudier en bloc. Mais on trouve, dans tous ces textes, un regard nouveau sur le monde qui s'arrête sur les apparences. Le monde sensible prend valeur en soi, est objet de délectation immédiate. Les fleurs, par exemple, sont des fleurs réelles et non des significations symboliques. Le paysage artistique envisagé dans son ensemble reste encore souvent irréel mais les détails, pris séparément, sont naturalistes.

Comment peut-on expliquer cette évolution ? Layamon était prêtre, nourri des images bibliques et, plus particulièrement, des symboles de l'Apocalypse. Du récit de Robert Wace, Le Roman de Brut, dont il s'inspira directement pour son propre texte, il gomma systématiquement les éléments courtois que le Français avait introduits aussi souvent que possible. Il nous semble que le Brut de Layamon est une oeuvre que l'on peut comparer à l'art roman tandis que les oeuvres suivantes, elles, adhèrent aux conceptions de l'art gothique. On retrouve, en effet, dans la littérature la même conception artistique que dans la sculpture ou la peinture de l'époque. Ernst Gombrich décrit ainsi les lignes directrices de l'art roman :

On pourrait reprendre cette définition de l'art roman et l'appliquer à la technique descriptive de Layamon : on trouve chez lui, en effet, ce souci de schématiser, de simplifier, le refus de reproduire le monde visible, une concentration sur les principaux éléments du sujet, un code rigide de conventions et de symboles. Layamon paraît ignorer, comme les enlumineurs des manuscrits de l'époque romane, que le monde est tridimensionnel, qu'il a une profondeur : comme dans un tableau, l'espace du Brut est remplacé par le plan. Comme dans la sculpture ou l'enluminure romanes, les éléments topographiques du Brut, "les figures s'efforcent d'occuper complètement l'espace qui leur est assigné, perdant ainsi leur autonomie, pour s'intégrer dans la composition de l'ensemble" : la technique descriptive de Layamon est celle des gros plans successifs. C'est pourquoi, à l'instar des chevaliers, le lecteur du poème bute directement sur les falaises, les montagnes ou les remparts : rien n'est dit des alentours. La falaise est vue de si près qu'elle occupe tout l'espace, qu'elle est complètement isolée de son entourage : pas de ciel, pas de décors, pas d'arrière-plan. Le paysage pour lui-même n'intéresse pas Layamon. Lors de sa campagne d'Italie, par exemple, Arthur lance une grande bataille contre l'empereur Lucius et les Romains, tout comme le lecteur, découvrent l'horizon bloqué par l'armée d'Arthur ; vallées, collines et plaines sont couvertes de soldats. La synecdoque - les guerriers sont réduits à leurs casques - est une illustration des gros plans du poème :

þa iherde Rom-leoden raehe tidenden

isehen alle þa dales alle þa dunes

alle þa hulles mid helmes biþahte (13651-3)

Le style roman ne survécut pas au XIIe siècle :

Ainsi définit Michael Camille l'art gothique en prenant pour modèle la cathédrale d'Amiens. Les merveilleux châteaux, les palais de cristal des romances moyen-anglaises que nous avons rencontrés font irrésistiblement penser à ces cathédrales gothiques - édifices de pierre et de verre aux larges baies et aux voûtes élancées - qu'évoque l'historien de l'art. L'origine de l'inspiration gothique est unique et bien connue : les artistes et auteurs ont tous en mémoire la vision suprême de l'Apocalypse, la Jérusalem céleste (Apocalypse 21: 10-12). Les nouvelles cathédrales que l'on édifiait alors dans toute l'Europe faisait que la vision était descendue sur terre : "les murs n'avaient rien de froid ni d'hostile. Ils étaient faits de vitraux brillants comme des pierres précieuses. Les piliers, les nervures, les remplages étincelaient d'or. Tout ce qui était terrestre, matériellement ou spirituellement pesant, était écarté". Le palais de cristal qu'aperçoit Orfeo, la maison de la renommée de Chaucer sont aussi de véritables cathédrales de lumière et de verre.

La technique narrative des romances anglaises des XIIIe et XIVe siècles peut aussi être mise en parallèle avec l'art gothique. Les sculpteurs cherchent à animer la pierre, les peintres veulent rendre leur miniature plus naturelle et émouvante : il est clair que les artistes veulent exprimer les sentiments de leurs personnages. De la même façon, les poètes commencent à regarder la nature, non pas encore pour nous en donner une image fidèle mais une image vraisemblable, convaincante. C'est ainsi que les éléments du paysage ne transcrivent pas encore une réalité individuelle et que les auteurs font abstraction de ce qu'un lieu, une plante ou une rivière peuvent avoir de particulier pour s'intéresser à une réalité généralisée - ce qui explique d'ailleurs la vision commune, toute faite, du monde d'une oeuvre à l'autre et la manière, souvent identique, de l'exprimer au moyen de stéréotypes, d'images ou d'expressions figées. Il n'empêche que les éléments des paysages, du monde extérieur sont maintenant décrits d'une façon précise qui témoigne d'un sens aigu de l'observation. A cet effet, les détails se multiplient dans les récits, l'attention des écrivains se porte sur les différents éléments des choses qu'ils cherchent à rendre avec raffinement et élégance tout comme le miniaturiste ou l'enlumineur gothique se plaisent à dépeindre, dans les marges des manuscrits, des guirlandes de feuillage luxuriant. Michael Camille rappelle - tout en ajoutant qu'il faut nuancer ce propos - que "l'on a soutenu que les marges sont le lieu où il faut chercher le début du "naturalisme" ou même du "réalisme" dans l'art occidental". La végétation est, en tout cas, devenue une toile de fond, un berceau de verdure que l'on observe. Les forêts des romances du XIIIe et, encore bien davantage, du XIVe siècle sont, elles aussi - nous l'avons vu - décrites avec minutie. Dans le Morte Arthure allitéré, Cleges, qui rapporte la position de l'armée romaine à Cador, prend le temps, dans son compte-rendu, de parler d'un bois "floresched with leues" (1708) [au feuillage abondant], de "fre bowes" (1711) [branches délicates], de spécifier que les Romains ont bloqué le passage du "faire watyre" (1714) [clair ruisseau] au-delà de "bechen wode" (1713) [la forêt de hêtres]. On se souvient que, dans le même poème, le rêve d'Arthur juste avant l'arrivée de Dame Fortune, nous offre le tableau tout aussi travaillé dans les détails d'un nouveau jardin d'Eden, ou pays de Cocagne, où tout pousse en abondance : trèfle, vignes argentées aux grappes dorées, arbres de toutes sortes (3240-9).

Parallèlement à cette focalisation sur le détail, on constate que l'espace s'agrandit. Au lieu des gros plans de Layamon, les écrivains - tout comme les peintres - s'essaient aux plans rapprochés ou même d'ensemble. Chaucer nous donne un aperçu global du jardin où se réunissent les oiseaux de son Parliament of Fowls avant d'entrer dans le vif du sujet. Le siège et le pilonnage de la ville de Metz, dans le Morte Arthure allitéré, sont décrits depuis les collines environnantes. Le père de la petite Pearl aperçoit de loin, de l'autre côté de la rivière, le merveilleux pays de lumière où demeure sa fille. Il faut dire que le XIVe siècle nous offre des récits à la première personne du singulier : désormais les paysages sont vus à travers les yeux des personnages ou des narrateurs. Ce réalisme psychologique a, entre autre, comme conséquence l'introduction de l'idée de perspective, d'avant-plan et d'arrière-plan. Orfeo aperçoit, tout d'abord, de loin le château où son épouse est retenue prisonnière. Puis une seconde description nous montre la cour puis l'intérieur du château au fur et à mesure qu'Orfeo avance. L'effet de perspective est encore bien mieux rendu dans Sir Gawain and the Green Knight lorsque Gawain arrive aux alentours du château de Bercilak de Haut Désert. Le château nous est d'abord présenté, de loin, en plan d'ensemble, tel que Gawain l'aperçoit : la demeure se dresse sur une butte entourée de douves, bien à l'abri derrière une enceinte fortifiée. Gawain reprend sa route pour venir se poster aux pieds du château : un plan rapproché des remparts nous est alors proposé. Et on nous décrit les tourelles, les pinacles, les créneaux, les meurtrières. Gawain obtient ensuite l'autorisation de passer le pont-levis et de pénétrer dans le château. Ces descriptions successives d'un même élément du paysage est un moyen de donner l'illusion d'une profondeur dans un texte écrit. Elles correspondent au relief des sculptures, à la perspective et au jeu de la lumière et des ombres de la peinture. Il n'est pas surprenant de trouver ces descriptions à angles multiples dans les textes de la fin du Moyen Age. Elles font d'ailleurs penser irrésistiblement aux Très Riches Heures du Duc de Berry (XVe siècle) avec son observation juste et minutieuse du détail, la grâce de ses belles lignes ondulantes et sa profondeur de champ. Dans les deux cas, la Renaissance n'est plus très loin.

Layamon n'était pas un homme de l'avenir. Tout chez lui est tourné vers le passé : il rêve d'un âge d'or, d'un retour aux origines, raconte l'histoire glorieuse, mais passée, des premiers siècles de son pays, aime à imiter la poésie anglo-saxonne de ses ancêtres. Sa technique descriptive, son approche de l'espace et des paysages peuvent être ajoutées à cette liste. Certes, le gothique apparut en France au milieu du XIIe siècle à une époque où l'art roman dominait encore dans le reste de l'Europe. On ne date d'ailleurs les débuts du gothique anglais que de l'an 1190 environ. Mais si l'on confronte le Brut à The Owl and the Nightingale, poème contemporain du Brut, la différence est frappante. Layamon s'en tient à un univers où tout est symbole, où tout est stylisé. Tout comme la décoration romane témoigne d'un goût prononcé pour les figures terribles, monstrueuses, c'est de l'Apocalypse que le poète anglais s'inspire le plus souvent pour sa peinture du monde. Tout comme la peinture romane se cache dans l'ombre des voûtes et des absides, les paysages du Brut sont austères et gris mais la grandeur qui se dégage provient d'une profonde unité spirituelle, d'un système cohérent et systématique pensé et traduit par un poète ayant choisi, c'était son droit, d'aller à contre courant.