Prof. Marie-Françoise ALAMICHEL, Université de Marne-la-Vallée
From heouene her com a sulcuđflod Þre dæ3es hit rinde blod
Þreo dæies and Þreo ni3t Þat wæs swuÞe mochel pliht (Brut, 1943-4)
Le Brut de Layamon, épopée achevée vers 1200, a longtemps été considéré par la critique uniquement comme le récit d'une longue suite de batailles acharnées où le sang coule à flots. Plus d'un commentateur limitait le poème à une oeuvre "rude et barbare" (1). Ces dix dernières années, cependant, grâce au travail d'une nouvelle génération de chercheurs, l'oeuvre a commencé à acquérir ses lettres de noblesse. Le Brut a ainsi été lu, analysé et confronté à d'autres textes. Il est bien évident, cependant, que le poème est largement dominé par la guerre (35,7% du texte décrivent des luttes armées et des batailles). Une étude détaillée du Brut montre rapidement que le poète anglais a toujours atténué les épisodes les plus sanglants décrits par son prédécesseur, le Français Wace (2). Il n'en reste pas moins que les guerres et les affrontements dans le Brut sont toujours très violents et que Layamon se complaît, lui aussi, dans les détails réalistes et effroyables. Ce genre d'épisodes grand-guignolesques était probablement très prisé du public médiéval car il est peu de scènes guerrières de chansons de geste ou de récits héroïques qui ne comprennent ce type de détails réalistes et sanglants. Layamon, par exemple, précise que Corineus
He smot Numbert mid þon bowe; þat his hæfd-bon to-brec.
þat his blod & his brain; ba weoren to-dascte.
Flu3en his i-feren; feondliche swi[ð]e. (735-7)
[bondit sur Numbert, tel un lion, et s'empara de l'arc si bien que le crâne (de Numbert) vola en éclats et que son sang et sa cervelle furent projetés au-dehors]
ou que Jules César
... ah he bræid ut his sweord.
and Nennium he smat þa; uppen þene helm swa.
þat þe helm to-hælde; & þat hæfde bledde. (3748-50)
[tira son épée et porta un tel coup sur le heaume de Nennius que ce casque céda et que la tête saigna] (3)
Des armées entières sont décimées, les champs de bataille deviennent écarlates, les ruisseaux sont rouge-sang: "Tambre wes on flode mid vnimete blode" (14250) [la Tamar débordait de sang en grande quantité], les armées ennemies s'interpellent et se menacent, à l'instar des Romains qui préviennent les Bretons "3e scullen drinken eowre blod balu eow is 3euedhe" (2895) [vous allez boire votre propre sang. Vous allez connaître le malheur!]. On pourrait donc consacrer cette étude du sang dans le Brut de Layamon aux scènes de bataille, aux multiples guerres qui sont relatées, au monde de la chevalerie. En dehors du fait que cet aspect du poème a été plus d'une fois analysé (4), il ne permettrait pas d'intégrer de nombreux vers, souvent isolés, qui donnent au thème du sang une valeur symbolique beaucoup plus intéressante parce qu'ils renvoient aux questions fondamentales du mystère de la vie et de la mort.
De brèves remarques, quelques images fugaces montrent ainsi que, tout au long du poème, le sang appartient au monde de l'inconnu, de l'inexplicable, du secret, de la magie. Les épisodes et les scènes les plus ésotériques du poème contiennent, en effet, toujours une référence au sang qui renvoie aux forces mystérieuses et secrètes qui gouvernent obscurément l'univers, au monde de l'indéchiffrable et du surnaturel. Le sang est tout d'abord le vecteur du Mal et Layamon montre souvent les êtres humains au milieu d'un univers angoissant et redoutable. Les agents symboliques de ce monde du Mal sont nombreux : mer, rivières, comètes, étoiles, monstres de toutes sortes (5). Tout phénomène climatique, tout dérèglement de la nature est source d'anxiété et de peur. Chez Layamon, la mer symbolise souvent cet ailleurs inquiétant (6) tout comme le ciel, autre monde inconnu et théâtre préféré des colères divines. Les tempêtes infernales du Brut sont associées au feu - ici force destructrice - tandis qu'une pluie de sang s'abat trois jours durant sur la Grande-Bretagne sous le règne du roi Riwald (7) :
From heouene her com a sulcuð flod; þre dæ3es hit rinde blod.
þreo dæies and þreo ni3t; þat wæs swuþe mochel pliht.
Þa þe rein wes agan; her com hider taken a-[n]an.
Her comen blake fle3en; and flu3en in mone e3ene.
in here muð in heore neose; heore lif heom eode al to leose.
swulc. fare of fleo3en her was. þat heo freten þet corn & þat græs
wo wes al þen folke þe wu((ne))den an folden.
Þær-after com swulke mon-qualm; þat lute hær cwike læfden. (1943-9)
[des cieux tomba un déluge prodigieux; il plut du sang pendant trois jours et trois nuits. Ce fut un moment très difficile. Lorsque la pluie fut terminée, un autre signe apparut. Des mouches noires arrivèrent; elles pénétraient dans les yeux des hommes, dans leur bouche et leur nez si bien qu'ils furent privés de vie. Il y avait une telle multitude d'insectes qu'ils dévorèrent le blé et l'herbe. Malheureux était le peuple de ce pays! Peu après apparut une épidémie si meurtrière que bien peu survécurent]
Sang, fléau, destruction, mort sont ainsi clairement associés. Layamon ne fait aucun commentaire et ne nous donne pas d'explication quant au pourquoi de cette pluie de sang et de ce nuage de mouches qui font irrésistiblement penser à deux des dix plaies d'Egypte lorsque les eaux du Nil sont changées en sang ou lorsque les sauterelles s'abattent sur les Egyptiens (8). Mais Dieu, lui, donne ses raisons à Moïse: "J'endurcirai le coeur du Pharaon, et je multiplierai mes signes et mes prodiges en Egypte. Il ne vous écoutera pas. Alors j'étendrai ma main sur l'Egypte, et j'en ferai sortir mes armées, mon peuple, les Israélites, avec une grandiose manifestation de justice. Les Egyptiens sauront que je suis le Seigneur, quand j'étendrai la main sur l'Egypte et que j'en ferai sortir les Israélites" (Exode, 7:3-5) (9). La pluie de sang du Brut, en revanche, reste mystérieuse car le règne de Riwald est paisible, grand bien est dit du roi ("he wes wis he wes fæir he welde þat riche hær / al hit hine luuede þat liuede in londe" [1939-40] [il était avisé, il était admirable, il dirigeait ce royaume. Tous ceux qui habitaient ce pays, l'aimaient]). Son père, le roi précédent, avait régné trente ans et apporté paix et sécurité à la [Grande-] Bretagne. Rien de plus n'est d'ailleurs dit du règne de Riwald: seuls cette pluie de sang et les malheurs qui en découlent sont mentionnés et qualifiés de "selkeđ taken" (1941) [manifestation étrange].
J'ai montré ailleurs (10) que Layamon semblait tourmenté par le Mal dans le monde, méditant sur la méchanceté des hommes ou les forces destructrices dans la nature. Bien entendu, le Brut n'est pas un traité métaphysique aussi les remarques du poète sont-elles fort brèves mais il est à noter qu'il s'apitoie régulièrement sur les victimes innocentes et ceux qui souffrent. Son incompréhension perce devant ce monde de "reođen" (15870) [calamités], "sor3e" (15878) [peines], "sor3en vnimete" (15884) [peines infinies] même si "seollic is Þe lauerd that al hit isette" (11005) [magnifique est le Seigneur qui créa toute chose]. La pluie de sang est signe de ce Mal incompréhensible à l'oeuvre dans notre monde, de ces forces sombres et ennemies et Layamon ne peut que s'en remettre à la Providence tout en compatissant pour tous ceux qui ont eu à souffrir.
Le sang est donc intimement lié aux images de la mort, il est considéré comme dangereux, néfaste, maléfique. Lorsque l'usurpateur Vortigern, après être redevenu païen et s'être allié aux envahisseurs germaniques, cherche à se faire construire une forteresse sur le mont Reir, le château s'écroule toutes les nuits. Le mystère est résolu par Merlin qui explique au souverain et à ses hommes inquiets :
Þer wunieð i þan grunde; tweien draken stronge.
Þe an is a norð half; þe oðer a suð half.
þe o[ð]er is milc-whit; ælche deore unnilich.
þe oðer ræd alse blod; wurmen alre baldest.
Ælche middernihte; heo big[i]nneð to fihten.
[and þurh hire fihte] feollen þine wurckes;
þa eorðe gon to-rusien; & þi wal to-reosen.
þurh swulche wundre; þi wal is afallen.
(...)
Þa wes he awundred; on þissere wurlde-riche.
what weore þis tacninge; þa he isæh þer on grunde.
& hu Mærlin hit wuste; þat nan oðer mon nuste.
Ærest wes þe white buuen; & seoððen he wes bi-neoðen.
& þe drake ræde; for-wundede hine to dæðe.
and æiðer wende to his hole; ne isæh heom seoððe na mon iboren. (7952-9 &
7971-6)
["il y a, au fond, deux dragons puissants. Le premier vit dans la partie au nord et le second dans la partie au sud. Le premier est blanc comme le lait, il ne ressemble à aucune autre créature. L'autre est rouge comme le sang, c'est le plus audacieux des serpents. Au milieu de la nuit, ils commencent à se battre, tes ouvrages s'effondrent, la terre se met à trembler et ton mur s'écroule." (...) Le souverain fut perplexe en ce royaume terrestre: il se demandait ce que représentait ce signe qu'il voyait là en bas, comment il se faisait que Merlin le connaissait et que personne n'en sache rien. Tout d'abord, le (dragon) blanc eut le dessus puis il eut le dessous et le rouge le blessa mortellement. Chacun d'entre eux retourna dans son antre, plus aucun vivant ne les revit!]
C'est probablement dans les quatre branches du Mabinogi, récit gallois du XIe siècle, que Geoffrey de Monmouth avait trouvé l'histoire de ces deux dragons qui se battent sous terre. Dans son Historia regum Britanniae (1136), il fait longuement expliquer le symbolisme des deux créatures par le jeune Merlin en transe. Le dragon rouge représente ainsi les Bretons voués à l'anéantissement par les envahisseurs saxons symbolisés, à leur tour, par le dragon blanc. Le sort des Bretons est funeste et la [Grande-] Bretagne sera défigurée pour devenir une contrée de Mort dans laquelle l'eau des rivières et des fleuves sera changée en sang à cause de la sauvagerie des conquérants. Layamon ne reprend pas les prophéties de Merlin et se contente d'une courte explication générale: "Heo tacneđ kinges þa sunde to cumene/ & heore fiht & heore uare & heore uæi uolc" (7999-8000) [ils représentent les rois à venir, leurs combats, leur sort et leur peuple voué à la mort]. Il n'empêche que le texte simplifié, abrégé du poète anglais est intéressant car les éléments essentiels de l'univers symbolique de Layamon sont présents. Geoffrey de Monmouth ne parlait que d'un dragon blanc et d'un dragon rouge, Wace s'attarde peu sur l'épisode et nous dit que "li uns des draguns est tuz blancs, / li altre ruges cume sancs" (7521-2) (11) puis refuse de donner toute interprétation avouant ne pas savoir comment interpréter les prophéties de Merlin. Reprenons donc le passage du Brut. Tout converge pour affirmer que Merlin décrit ici un de ces gouffres chers à Layamon, ce monde souterrain et sombre du Mal, l'Enfer. Le dragon rouge-sang, qui n'est pas associé aux Bretons dans le Brut, est la figure du Mal par excellence, le messager de la mort, "le plus audacieux des serpents" qui rappelle bien évidemment "l'antique serpent, celui qu'on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier" (Apocalypse, 12:9). A ce dragon rouge-sang vient s'affronter le second, blanc comme le lait- comparaison ajoutée par Layamon. On sait que le lait a souvent été considéré comme du sang blanc et que le blanc était primitivement la couleur de la mort et du deuil. Ce dragon blanc habite d'ailleurs la partie nord du gouffre et chez Layamon c'est toujours du nord qu'arrivent les monstres, les envahisseurs païens et les forces du Mal. Les deux dragons combattent la nuit selon l'antithèse traditionnelle du lumineux/Bien et du sombre/Mal. Par la suite, le poète précise que les deux dragons sont horribles, féroces, sinistres et que des flammes s'échappent de leurs gueules. Le sang et le feu sont omniprésents dans l'univers épouvantable de Layamon.
Les païens qui s'en prennent aux êtres faibles et non armés, à l'instar du géant du Mont Saint-Michel - mont, à son tour, dénaturé et identifié à l'Enfer - ou de Wanis et Melga sont des violeurs sanguinaires. Leur action de mort s'étend à une région entière et ne se limite pas à la femme abusée. Le géant du Mont Saint-Michel ravage les côtes de Bretagne, fait sombrer les navires, les îlots qu'il parcoure sont jonchés d'une multitude d'os au point qu'on pourrait en remplir trente charrettes (12857) ; il dévore tous les hommes, bétail, chevaux, moutons et chèvres qu'il saisit (12816-7). Lorsque le compagnon d'Arthur, Beduer, gravit le mont, il découvre la nourrice de la jeune Hélène assise à côté de la tombe de sa protégée. Les pirates Melga et Wanis, quant à eux, brûlent, dévastent la [Grande-] Bretagne et lors d'une tempête qui fait dériver des navires transportant des femmes parties pour la petite Bretagne, violent, tuent ou noient les survivantes. Cet ogre, ces pirates qui se plaisent à répandre le sang, associent sang et flammes. Layamon insiste sur les feux allumés par le géant et la fumée qui se dégage tandis que Wanis et Melga agissent dans une mer déchaînée dont "vđen Þer urnen tunes swulche Þer burnen" (5976) [les vagues s'élevaient comme des maisons en feu]. Comme le feu, le sang brûle, fume, dévore et c'est à un véritable incendie de sang que font penser ces deux épisodes.
Comme le sang, le feu recouvre, lui aussi, un symbole double : purification, illumination, chaleur, vie mais aussi destruction et mort. Le sang est essentiellement ambigu : nous l'avons vu image de mort, mais il est encore bien davantage principe vital, véhicule fondamental de la vie, de la force, de la puissance, de l'éclat. "L'association finalement triomphante du sang et de la vie n'occulte jamais complètement celle toujours sous-jacente du sang et de la mort. Comme elle ne fait qu'effleurer la conscience, elle ne parvient pas à disjoindre définitivement les caractères bénéfiques et maléfiques, fastes et funestes; ainsi se trouve accru le mystère que le sang porte en soi et sa contradiction essentielle. A chaque instant, il est à la fois une certaine chose et ce qui lui est diamétralement opposé. Toute définition du sang implique son contraire. (...) La dichotomie du sang seule permet de comprendre que celui-ci se conjugue et s'exclut, qu'il est masculin et féminin, qu'il souille et purifie, qu'il est bon et mauvais de le voir en rêve ou dans la réalité, qu'il est utile ou nuisible, que le répandre est crime ou acte sacré" (12). Cette ambiguïté se révèle dans sa nature même, liquide à la fois feu destructeur mais aussi lait fertile et eau, source de vie. "Les larmes que saint Augustin appelle si joliment le sang de l'âme ruissellent sur le visage mêlées au sang. On pleure des larmes de sang, la sueur peut être sanglante: on sue sang et eau" (1). Dans le Brut, lorsque le jeune Brian pleure sur l'épaule de son oncle endormi, le roi Cadwalan, "urnen þa teres uppen þes kinges leores / and þe king awoc of slepen wete weoren his wongen / he grapede an his nebbe he wende þat hit bledde / and bisaeh uppen Brien mid braden his lechen / þa isah he of Brien his teres ut luken" (15105-9) [les larmes tombèrent sur le visage du roi et le souverain se réveilla; ses joues étaient mouillées. Il porta la main à son visage, croyant qu'il saignait. Il jeta des regards étonnés à Brian et il vit les larmes qui s'échappaient de ses yeux].
Le sang étant donc aussi l'expression, l'essence même de la vie, les magiciens, mages et autres alchimistes cherchent à s'en saisir. Merlin, dans le Brut, est systématiquement associé au sang. Lorsqu'on le rencontre, pour la première fois, c'est un petit garçon dont on veut ouvrir le thorax afin de mélanger son sang à de la chaux pour faire tenir les murs du château de Vortigern qui s'écroule toutes les nuits:
Buten witie þer wes an he wes ihaten Ioram
he seide þat he hit afunde ah hit þuhte læsinge
he seide 3if mon funde in auer æi londe
æuer æi cniht bærn þe næuere fæder no ibæd
& openede his breoste & nomen of his blode
& mengde wiđ þan lime & þæne wal læide
þenne mihte he stonde to þere worlde longe (7745-51)
[Mais un des sages, qui s'appelait Joram, déclara qu'il avait compris pourquoi, bien que cela ne semblait pas vrai. Il expliqua que si des hommes trouvaient, où que ce soit, un petit garçon qui n'avait jamais eu de père et si on ouvrait son thorax, qu'on prenait son sang et qu'on mélangeait ce dernier à de la chaux puis si on étalait (cette substance) sur le mur alors celui-ci tiendrait debout jusqu'à la fin des temps]
En dehors de cette idée d'un recours à un sacrifice humain pour apaiser les forces obscures souterraines, il est intéressant de noter que le mage Joram réclame qu'un jeune enfant soit trouvé. Il est clair qu'il s'agit de transmettre la force, la vigueur de la jeunesse de la victime pour fortifier le château mais aussi le règne du souverain. C'est une croyance très répandue, depuis la nuit des temps, que si l'on recueille le sang d'un être, on acquiert ses vertus, sa force, sa vie, son âme. Le jeune garçon à trouver ici doit être exceptionnel, hors du commun puisqu'il doit s'agir d'un enfant sans père. Il faut donc prendre le sang d'un être surnaturel dont l'extraordinaire ne provient pas d'éléments extérieurs mais réside en lui, s'emparer de son identité, de son essence.
On apprend par la suite que cet enfant est le prophète Merlin et l'on ne s'étonne alors plus de cette dimension nouvelle, de cette médiation entre terre et ciel. Dans le folklore universel, la naissance surnaturelle de l'enfant sans père est une preuve d'élection. Merlin est "un élu, élevé par sa naissance et la grandeur de son inspiration au rang des initiés" (13). L'histoire de l'enfant sans père remonte à Nennius (IXe siècle) mais c'est Geoffrey de Monmouth qui associa le nom de Merlin à l'enfant extraordinaire de l'Historia Brittonum de Nennius, prétendant traduire du gallois en breton les prophéties du héros (14). Layamon se contente de reprendre l'épisode tel que Geoffrey de Monmouth, et par la suite, Wace le relatent. En revanche, il fait oeuvre originale lorsqu'il énonce les prophéties que Merlin prononce au sujet du futur roi Arthur. Tout laisse à penser que Layamon connaissait les célèbres prophéties de la Prophetia Merlini que Geoffrey de Monmouth intégra par la suite à son Historia regum Britanniae. Et c'est ainsi que son Merlin donne, à trois reprises, des indications précises sur le caractère et l'avenir du roi Arthur puisées très certainement dans la Prophetia Merlini mais fortement développées et remaniées. Les prophéties de Merlin dans le Brut mentionnent sans cesse le sang. L'enchanteur explique en particulier à l'ermite Ulfin qu'Uther aura pour fils :
(...) aenne swiđe sellichne mon
Longe beođ æuere dæd ne biđ he næuere
þe wile þe þis world stænt ilæsten scal is worđ-munt
and scal inne Rome walden þa þæines
Al him scal abu3e that wuneđ inne Bruttene
of him scullen gleomen godliche singen
of his breosten scullen æten ađele scopes
scullen of his blode beornes beon drunke
of his e3ene scullen fleon furene gleden
ælc finger an his hond scarp stelene brond (9405-14)
[un homme tout à fait extraordinaire; jusqu'à la fin des temps, il ne mourra jamais. Sa gloire persistera tant que ce monde existera. Il régira les chevaliers de Rome. Tous ceux qui vivent en (Grande-) Bretagne lui obéiront. Les poètes chanteront sa gloire ; de nobles trouvères se nourriront de sa chair et les guerriers s'enivreront en buvant son sang. De ses yeux s'échapperont des étincelles; chaque doigt de sa main sera une lame d'acier tranchante]
Lors de notre première mention de Merlin, on ne pouvait s'empêcher de noter le lien entre la naissance du prophète et celle du Christ, le viol de sa mère par un incube pouvant se voir comme une version déviée et légèrement démythifiée de la conception de Jésus. Arthur est ici, à son tour - de façon plutôt surprenante dans la bouche de l'enchanteur - présenté comme une nouvelle figure christique. Tout comme le Christ, Arthur est immortel et reviendra parmi les hommes ; les symboles du corps et du sang rappellent de toute évidence la Cène lorsque Jésus "prit du pain et après avoir rendu grâce, il le rompit et leur donna en disant: "Ceci est mon corps donné pour vous. Faites ceci en mémoire de moi." Et pour la coupe, il fit de même après le repas en disant: "Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang versé pour vous" (saint Luc, 22:19-20). Il est rare que l'on déclare ouvertement, comme le fait Layamon, que la boisson distribuée soit du sang. Les breuvages mentionnés sont plus couramment du lait, de l'eau ou du vin - tous symbolisant, toutefois, le sang qui doit enivrer, initier, révéler, donner une sorte d'immortalité. Le poète reprend d'ailleurs cette même description faisant preuve d'un réalisme frappant dans un long passage de son invention. Il se réfère alors à du vin et non plus à du sang et donne un caractère nettement plus païen à la scène:
And swa hit wes iuuren iboded ær he iboren weoren
swa him sæide Merlin the wite3e wes mære
þat a king sculde cume of Vđere Pendragune
þat gleomen sculden wurchen burd of þas kinges breosten
and þer-to sitten scopes swiđe sele
and eten heore wullen ær heo þenne fusden
and winscenches ut teon of þeos kinges tungen
and drinken & dreomen daies & nihtes
þis gomen heom sculde i-lasten to þere weorlde longe (11491-9)
[Cela avait été prédit bien avant qu'il ne soit né. Merlin en personne, ce grand prophète, avait dit qu'Uther Pendragon engendrerait un roi, que des ménestrels feraient une table de la poitrine de ce roi, que des poètes talentueux s'y assiéraient et mangeraient à satiété avant de partir, qu'ils tireraient du vin de la langue de ce roi et boiraient, feraient la fête jour et nuit. Ce divertissement devrait les combler jusqu'à la fin des temps]
Layamon reprend en l'étoffant le motif du sanglier de Geoffrey de Monmouth (15) en le situant dans un contexte au symbolisme religieux évident faisant d'Arthur un sauveur dont le corps et le sang nourrissent spirituellement le peuple (16). Il est cependant intéressant de noter que l'accent ne porte pas sur la rédemption ou l'assurance de la vie éternelle. Le sang est ici un breuvage qui nourrit l'imagination, qui stimule le souffle créateur et Layamon insiste sur l'immortalité littéraire d'Arthur, sur sa vie et ses actes qui inspirent, et inspireront toujours, les poètes et écrivains. La langue dont on tire du vin est une image saisissante des mots, récits et autres textes qui chantent, disent et redisent l'histoire du grand roi.
L'immortalité d'Arthur, en tant que personnage, est également affirmée par Layamon: "Bute while wes an wite3e Maerlin ihate/ he bodede mid worde his quiđes weoren sođe/ þat an Arđur sculde 3ete cum Anglen to fulste" (14295-97) [mais il y avait autrefois un sage qui se nommait Merlin et qui annonça, ce qui était la vérité, qu'un Arthur reviendrait pour aider les Anglais]. Le sang, mêlé à l'eau, qui coule de la plaie du Christ, recueilli dans le Graal, est par excellence le breuvage d'immortalité. Chrétien de Troyes écrivit son Conte du Graal ou le roman de Perceval entre 1182 et 1190, soit probablement très peu de temps avant que Layamon ne rédige son Brut et bien après Le Roman de Brut de Wace achevé en 1155. Layamon ne peut donc avoir tiré son inspiration de cette quête qui devait bénéficier d'une énorme popularité au siècle suivant. Pour ses portraits d'Arthur, Layamon semble avoir beaucoup puisé dans l'Apocalypse pour enrichir les prophéties du Merlin de Geoffrey de Monmouth. Le Brut tout entier doit d'ailleurs beaucoup à ce Livre de la Révélation qui semblait particulièrement fasciner Layamon. Dans une étude sur l'altérité (17), j'ai précisé qu'Arthur est dépeint par Merlin comme le Christ victorieux sur les Bêtes (Apocalypse, 19:12/15) : on peut, en particulier, rapprocher les yeux d'Arthur d'où s'échappent des étincelles à ceux du Messie qui sont "une flamme ardente" ou les lames d'acier qui remplacent les doigts du roi breton au sceptre de fer que tient le Christ. Il est particulièrement intéressant de voir que le portrait du Messie triomphant de l'Apocalypse est immédiatement suivi d'une annonce de grand festin. Les trouvères se nourrissant du corps d'Arthur, dont on vient de parler, semblent alors un véritable écho à ce passage :
Je vis alors un ange debout sur le soleil; il se mit à crier bien fort à tous les rapaces qui volent en plein ciel: "Ici! Rassemblez-vous pour les ripailles de Dieu, pour dévorer chairs de rois, chairs de généraux et chairs de preux, chairs de chevaux et de cavaliers, chairs d'hommes libres et d'esclaves, de petits et de grands" (Apocalypse, 19:17/18)
Et lorsqu'on sait que cette description est directement inspirée de la vision d'Ezéchiel (39:17/20), le rapprochement est encore plus évident:
Et toi, fils d'homme, voici ce que dit le Seigneur Yahweh: "Dis aux volatiles de toute plume et à toutes les bêtes des champs: Rassemblement! Venez, réunissez-vous pour le sacrifice que je vous prépare, un grand sacrifice sur les montagnes d'Israël : vous allez manger de la chair et boire du sang. Vous allez manger de la chair des héros et boire le sang des princes de la terre: béliers, agneaux, boucs, taureaux gras de Basan, vous mangerez de la graisse tout votre saoul, vous boirez du sang jusqu'à l'ivresse.
L'utilisation de l'Apocalypse montre combien Layamon, qui était prêtre, était nourri des Ecritures, combien son monde imaginaire et symbolique reposait sur celui des livres de la Bible - à l'image de tous les auteurs médiévaux. L'Apocalypse mentionne, en effet, multiples pluies de sang ("une grêle de feu mêlé de sang se précipita sur le sol" [8:7]), des rivières, fleuves et mers de sang ("une sorte de grande montagne ardente se précipita dans la mer, le tiers de la mer tourna en sang" [8:8], "le deuxième [ange] répandit sa coupe dans la mer; elle tourna en sang cadavéreux, et tous les animaux marins périrent" [16:3], "le troisième [ange] répandit sa coupe dans les fleuves et les sources, et ce devint du sang" [16:4]), des raisins qui donnent du sang et non du vin ("l'ange fit alors passer sa faucille sur terre, vendangea la vigne terrestre et mit le raisin dans la grande cuve de l'indignation de Dieu. On la foula hors de la ville et il en sortit du sang jusqu'au niveau du mors des chevaux, sur une distance de seize cents stades" [14:19-20]. On retrouve sans peine les éléments de l'imaginaire de Layamon que l'on a relevé précédemment : pluie de sang (indignation divine?) sous le règne du roi Riwald, rivières, fleuves et mers de sang de la [Grande-] Bretagne dévastée, incendie de sang des pirates Wanis et Melga. L'Apocalypse n'oublie pas l'aspect positif du sang : le sang qui coule est celui du Serpent, de la Bête, des "lâches, infidèles, dépravés, meurtriers, impudiques, magiciens, idolâtres, menteurs" (Apocalypse, 21:8) précipités dans l'étang de feu. Ce sang qui coule permet l'émergence d'une vie d'un autre ordre, d'une terre et d'un ciel nouveaux.
L'importance du sang dans le christianisme découle de la Cène et de la mort du Christ. Les évangiles synoptiques répètent que cette mort scelle l'Alliance nouvelle. L'Ancienne Alliance, celle de Moïse et de Dieu, avait eu lieu, elle aussi, dans le sang: "Moïse prit du sang pour en asperger le peuple: 'Voici, dit-il, le sang de l'alliance que le Seigneur a conclue avec vous" (Exode, 24:8). Le Christ de l'Apocalypse, "drapé d'un manteau teint de sang" (Apocalypse, 19:13), promet une vie nouvelle aux âmes justes. Les Bretons du Brut sont présentés comme un peuple élu, protégé de Dieu car ils combattent des armées païennes. Les Saxons, en particulier, sont des êtres à la solde des forces du Mal. Après la mort d'Arthur, cependant, le royaume de [Grande-] Bretagne connaît un déclin, une dégénérescence irrémédiables. Les deux fils de Modred déclenchent une guerre contre Constantin qui a succédé à Arthur. Mais l'âge d'or des Bretons est définitivement terminé et la décadence est visible lorsque le roi Constantin en personne est conduit à tuer les fils de Modred dans des lieux saints. Le premier est, en effet, assassiné dans une église de Londres et le second meurtre a lieu à Winchester:
þat isæh Meleou þe wes Modredes sone
and from his iueren cherde and fleh to are chirche
and forđ-riht anan wende forn to ane wefde
Costantin braid ut his sweorde & þat hafde him of-swipte
þat seint Anfibales weofd iwrađ þer-of a blode
and seođen he lette slen alle Melaeoues men (14343-8)
[Melion, qui était le fils de Modred, vit cela. Il quitta ses compagnons et s'enfuit dans une église. Il progressa jusqu'à un autel. Constantin tira son épée et le décapita si bien que l'autel de saint Amphibalus fut alors couvert de sang. Et, par la suite, (Constantin) fit tuer tous les hommes de Melion]
Le passage parle de lui même et Layamon se dispense de tout commentaire mais son indignation est évidente : au texte de Wace, il a ajouté le détail concernant saint Amphibalus aggravant ainsi aux yeux de l'Eglise et de ses contemporains le sort du roi : rien ne peut justifier l'acte de Constantin. Les rois bretons qui lui succèdent sont tous de mauvais souverains : inceste, empoisonnement, perfidie caractérisent désormais les souverains. La perte définitive de la [Grande-] Bretagne par les Bretons correspond ainsi à cette profanation, hautement symbolique, des deux églises. Le christianisme disparaît d'Angleterre pendant cent ans puis Layamon introduit un nouvel élément: "Bisiden Allemaine is a lond Angles ihaten" (14668) [à côté de l'Allemagne se trouve un pays qui s'appelle "Angles"]. La situation est alors nouvelle: "nous n'avons plus les ennemis de Dieu opposés aux soldats de Dieu mais les élus de Dieu - les angéliques Angles - opposés aux Bretons qui s'éloignent du droit chemin" (18). Layamon reprend, en effet, le jeu de mot de Bède sur "engel" (anges en vieil anglais) et "Engle" ou "Angle" (Anglais). Les premiers Anglais sont baptisés à Rome par Grégoire le grand, les autres, en Angleterre, par Austin (Augustin). Les Bretons, si chers à Layamon dans les vers précédents, sont décimés dans le sang ou poussés aux confins du royaume : Dieu a clairement choisi les siens, une Alliance nouvelle est désormais établie et Layamon de conclure: "& Ænglisce kinges walden þas londes/ & Bruttes hit loseden þis lond and þas leoden/ þat naeuere seođđen mære kinges neoren here/ þa 3et ne com þaes ilke dæi beo heonne-uorđ alse hit mæi/ i-wurđe thet iwurđe i-wurđe Godes wille/ Amen" (16091-6) [les roi anglais gouvernèrent nos régions, les Bretons perdirent ce pays et cette nation si bien que jamais plus leurs rois ne furent dans ce territoire. Pour l'instant, cela n'a pas changé. Que l'avenir soit tel qu'il est prévu. Que soit ce qui doit être! Que la volonté de Dieu soit faite! Amen].
NOTES
(1) D. Régnier-Bohler reprend cette affirmation dans La Légende Arthurienne, Paris, Robert Laffont, 1989, p vii et parle d'une "oeuvre plus rude et plus barbare que celle de Wace"
2) Françoise Le Saux, Layamon's Brut, the Poem and its Sources, Woodbridge : Boydell & Brewer, 1989, pp 33-4.
3) G.L. Brook & R.F. Leslie, éds., Layamon's Brut, Londres, New York, Toronto, Oxford University Press, 1963-1978, EETS n°250 & n°277.
4) Voir, en particulier, les études les plus anciennes consacrées au Brut qui relevaient le lien étroit entre le texte de Layamon et la poésie vieil-anglaise (par exemple, l'introduction de F. Madden à son édition du poème, Layamon's Brut, or Chronicle of Britain, Londres : The Society of Antiquaries of London, 1847 ou F.L. Gillespy, "Layamon's Brut: a comparative Study in Narrative Art", University of California Publications in Modern Philology 3 (1916), pp 361-510, A.C. Gibbs, The Literary Relationships of Layamon's Brut, Cambridge, 1962, thèse non publiée et D.P. Donahue, Thematic and Formulaic Composition in Lawman's Brut, Ph.D., New York, 1976).
5) M.-F. Alamichel, "Space in the Brut or Layamon's Vision of the World", F. Le Saux, éd., The Text and Tradition of Layamon's Brut, Woodbridge : Boy&dell Brewer, 1994, pp 183-192.
6) M.-F. Alamichel, "Les tempêtes infernales du Brut de Layamon", D. Buschinger & W. Spiewok, éds., La mer dans la littérature médiévale, Reineke-Verlag, Greifswald, 1997.
7) Dans le célèbre livre VII de l'Historia Regum Britanniae de Geoffrey de Monmouth, qui circulait aussi comme une oeuvre indépendante sous le titre de Prophetia Merlini, Merlin prédit qu'après l'invasion des Saxons, une pluie de sang s'abattera sur la [Grande-] Bretagne et que l'humanité connaîtra la famine. Wace ne traduisit pas les prophéties de Merlin mais il est clair que Layamon les connaissait par ailleurs.
8) Voir aussi les sauterelles du cinquième ange de l'Apocalypse (9:1-6).
9) La Sainte Bible éditée par les moines de Maredsous, Braine-le-Comte, éditions Zech et fils, 1950.
10) M.-F. Alamichel, "Doubt and Time in Layamon's Brut", M.J. Toswell & E.M. Tyler, Studies in English Language and Literature, Londres, New York : Routledge, 1996, pp 219-39.
11) I. Arnold, éd., Le Roman de Brut de Wace, Paris : Société des Anciens Textes Français, 1938-40.
12) J.-P. Roux, Le Sang : mythes, symboles et réalités, Paris : Fayard, 1988, p 14.
13) J.-P Roux, Ibid, p 58.
14) I. Jourdan, Merlin, tours, détours ou la séduction de Merlin, de Geoffrey de Monmouth et Robert de Boron à nos jours, thèse de 3e cycle soutenue à Toulouse II, 1986.
15) Geoffrey de Monmouth compare Arthur à un sanglier dont les actes nourriront et abreuveront ceux qui racontent des histoires. Il ne parle pas de sang.
16) Dans plusieurs récits mythiques celtes, il est question du porc magique qui, dans les festins de l'Autre Monde, est toujours cuit à point et ne diminue jamais.
17) M.-F. Alamichel, "Le roi Arthur dans le Brut de Layamon: le moi et l'autre", E. Labbé, éd., L'altérité dans la littérature et la culture du monde anglophone, Le Mans; Publications de l'Université du Maine, 1991, pp 3-18.
18) F. Le Saux, Layamon's Brut, the poem and its sources, références citées p 174. Notre traduction.