Prof. Marie-Françoise ALAMICHEL, Université de Marne-la-Vallée


Les Tempêtes infernales du Brut de Layamon

Dans des études précédentes (1), j'ai montré l'aspect très ambigu de la mer dans le Brut de Layamon, à la fois symbole de renaissance et symbole de mort. Les grands voyages sont de véritables quêtes maritimes vers un monde nouveau, vers un renouveau et constituent un thème récurrent du poème. Tel est en premier lieu le cas de Brutus lui-même et de ses compagnons qui connaissent tout d'abord l'esclavage. Après une guerre meurtrière, les Troyens ont le dessus et s'embarquent pour l'île d'Albion afin de commencer une nouvelle vie et de fonder la Nouvelle Troie.

Tout voyage est un long cheminement et le danger n'est jamais loin car un bateau est fragile en comparaison avec l'immensité et la force potentielle de l'océan. Layamon insiste toujours sur l'espace infini des flots et accole presque systématiquement l'adjectif wid (vaste) au substantif sae (mer). Les hommes ne sont pas les maîtres du jeu, la quête est périlleuse et se définit comme une longue suite d'épreuves : pirates, tempêtes, naufrages caractérisent ce monde mystérieux, cet univers de l'inconnu, de l'invisible, du Mal.

De ce monde obscur et inquiétant, en effet, surgissent de nombreuses forces du Mal : monstres hideux et difformes, invasions ennemies, calamités naturelles. S'aventurer sur les flots, c'est ainsi aller à la rencontre d'un univers changeant, imprévisible et redoutable. La mer, en effet, n'est pas toujours Þa sae wide (la vaste mer). Elle peut – en véritable traîtresse – changer d'aspect, se déchaîner en tempête, devenir un lieu resserré et former une enceinte sans issue. L'ambivalence de la mer se révèle dans la thématique, fondamentale chez Layamon, de l'ouvert et du clos : le premier est le symbole de la vie et de l'espoir tandis que le second représente une mort certaine. L'encerclement, l'emprisonnement est la figure préférée du poète pour symboliser la destinée de l'homme. L'espace clos n'est jamais un refuge, un abri : mentionner une salle, une ville ou la mer dont les vagues déchaînées forment une enceinte, c'est déjà dire qu'une souricière vient de se refermer. J'ai montré ailleurs (2) que la figure du cercle abonde dans le poème et qu'elle est à relier à la doctrine chrétienne de la libération des âmes : avant la naissance du Christ – venu sauver les êtres humains des chaînes du Diable – les hommes étaient des prisonniers derrière les barrières d'un monde clos. Les grands traits de l'univers de Layamon sont les suivants : à côté des païens, esclaves vivant dans les ténèbres éternelles, l'homme chrétien, prisonnier et enchaîne, être de souffrance et de mort, est sauvé et libéré par le fils de Dieu. Jésus affranchit, émancipe, abat les murs et ouvre les portes. Or, c'est là que l'océan pose problème car s'il participe pleinement de la thématique du clos et de l'ouvert, il s'éloigne de la leçon du poème. Tout au long du poème, Layamon nous montre un Dieu, non point bon mais juste – du moins si l'on accepte la logique du poète – et un monde cohérent. Ce Dieu envoie ses foudres sur les païens, protège les chrétiens dans les batailles et châtie tous ceux qui s'écartent du bon chemin. Or la mer semble être un cas particulier, ne pas suivre ce schéma bien établi par ailleurs. Cet article va donc se présenter sous la forme d'un grand point d'interrogation car si l'on peut aisément constater le phénomène, il est bien difficile d'en comprendre la raison précise.

 

 

Les moments où la mer est belle et le vent favorable sont relativement rares dans le Brut. On y sent toujours comme une pointe de soulagement car chacun semble se méfier du calme facilement trompeur de l'océan. Les flots favorisent aussi bien les nobles héros bretons du poème que leurs ennemis. Brutus et ses compagnons parviennent à quitter triomphalement la Grèce :

A la sérénité des flots correspond toujours une insouciance des marins : la mer paisible reflète une certaine harmonie soulignée par la gaieté et les chants des équipages. L'armée d'Arthur qui part combattre les Romains nous en donne un bon exemple :

La mer n'est cependant pas une force du Bien au service des Bretons contrairement aux autres éléments de la nature. Les rivières, les vallées, les forêts aussi dans une moindre mesure, sont en effet les alliés du peuple de Brutus. Il suffit, en particulier, que le nom d'un cours d'eau apparaisse pour que le lecteur sache aussitôt que les ennemis des Bretons sont condamnés et n'ont aucun espoir d'échapper à la noyade. L'océan est le seul grand espace à ne pas suivre cette règle. Le Saxon Childric et ses hommes n'ont donc aucun souci à se faire lorsqu'ils décident de repartir à l'attaque de la [Grande-]Bretagne :

Les monstres sont nombreux à arriver de la mer pour ravager l'île de Bretagne et anéantir ses habitants. Le roi Morpidus doit affronter une créature terrifiante rejetée par la mer sur la côte ouest du royaume, être abominable qui dévore une centaine de gens par jour avant de rejoindre les profondeurs de l'océan (3207-45), les sirènes cherchent à ensorceler Brutus et les Troyens (663-77), le Mont St Michel est profané par un épouvantable géant (12804-13033). Et lorsque tout semble calme et paisible, le danger n'est jamais loin. Arthur, en route pour combattre l'empereur romain Lucius, s'endort bercé par les flots ; en effet, "For þere soft-nesse; Ar[ð]ur gon to slæpen. / Alse þe king slepte; a sweuen him imette. / feorlic wes þat sweouen. þene king hit auerde; / þa þe king him awoc; swiðe he wes idræcched. / and granen agon; ludere stefenen" (12751-55) [à cause de cette tranquillité, Arthur s'endormit. Pendant son sommeil, le roi fit un rêve. Ce rêve était singulier, il terrifia le roi ! Lorsque le roi se réveilla, il était très effrayé et il se mit à pousser de grands cris]. Le roi du Danemark, Godlac, parvient à rejoindre en pleine mer celle qui lui était promise, la reine Delgan, et à l'arracher au prince breton Brennus. Aussi "Godlac forh geinde glad he wes on heorte" (280) [Godlac allait de l'avant. Son cœur était léger]. Mais il en va tout autrement car :

Wace dans son Roman de Brut, dont Layamon s'est directement inspiré pour le Brut, relate cette tempête mais on ne trouve pas dans le poème français l'image saisissante de maisons en feu. Le poète anglais compare deux fois la mer à une ville en flammes et les vagues à de hautes bâtisses dont les murs se dressent telle une muraille infranchissable. Il est clair que Layamon fait ici, une nouvelle fois, allusion à l'Enfer.

La littérature vieil-anglaise décrit l'Enfer selon les images traditionnelles du gouffre dévoré par le feu, du monde souterrain sombre, bruyant et enfumé. Mais il lui arrive aussi, plus d'une fois, de situer le monde infernal dans la mer. Les tempêtes de Layamon rassemblent ainsi toutes ces traditions : obscurité, abîme, flammes auxquels il faut ajouter l'image plus personnelle du poète du cercle, de l'enfermement avec les vagues comparées à des villes impénétrables. Il a été noté très tôt combien Layamon était imprégné de littérature vieil-anglaise (4) et il est clair que sa description des tempêtes est directement inspirée de textes des siècles précédents. Lorsque dans la Genèse vieil-anglaise, Adam se lamente d'avoir écouté les paroles du Tentateur, il déclare qu'il serait prêt à tout pour retrouver la confiance de Dieu et même à s'en aller au plus profond de la mer :