Prof. Marie-Françoise ALAMICHEL, Université de Marne-la-Vallée
Dans des études précédentes (1), j'ai montré l'aspect très ambigu de la mer dans le Brut de Layamon, à la fois symbole de renaissance et symbole de mort. Les grands voyages sont de véritables quêtes maritimes vers un monde nouveau, vers un renouveau et constituent un thème récurrent du poème. Tel est en premier lieu le cas de Brutus lui-même et de ses compagnons qui connaissent tout d'abord l'esclavage. Après une guerre meurtrière, les Troyens ont le dessus et s'embarquent pour l'île d'Albion afin de commencer une nouvelle vie et de fonder la Nouvelle Troie.
Tout voyage est un long cheminement et le danger n'est jamais loin car un bateau est fragile en comparaison avec l'immensité et la force potentielle de l'océan. Layamon insiste toujours sur l'espace infini des flots et accole presque systématiquement l'adjectif wid (vaste) au substantif sae (mer). Les hommes ne sont pas les maîtres du jeu, la quête est périlleuse et se définit comme une longue suite d'épreuves : pirates, tempêtes, naufrages caractérisent ce monde mystérieux, cet univers de l'inconnu, de l'invisible, du Mal.
De ce monde obscur et inquiétant, en effet, surgissent de nombreuses forces du Mal : monstres hideux et difformes, invasions ennemies, calamités naturelles. S'aventurer sur les flots, c'est ainsi aller à la rencontre d'un univers changeant, imprévisible et redoutable. La mer, en effet, n'est pas toujours Þa sae wide (la vaste mer). Elle peut – en véritable traîtresse – changer d'aspect, se déchaîner en tempête, devenir un lieu resserré et former une enceinte sans issue. L'ambivalence de la mer se révèle dans la thématique, fondamentale chez Layamon, de l'ouvert et du clos : le premier est le symbole de la vie et de l'espoir tandis que le second représente une mort certaine. L'encerclement, l'emprisonnement est la figure préférée du poète pour symboliser la destinée de l'homme. L'espace clos n'est jamais un refuge, un abri : mentionner une salle, une ville ou la mer dont les vagues déchaînées forment une enceinte, c'est déjà dire qu'une souricière vient de se refermer. J'ai montré ailleurs (2) que la figure du cercle abonde dans le poème et qu'elle est à relier à la doctrine chrétienne de la libération des âmes : avant la naissance du Christ – venu sauver les êtres humains des chaînes du Diable – les hommes étaient des prisonniers derrière les barrières d'un monde clos. Les grands traits de l'univers de Layamon sont les suivants : à côté des païens, esclaves vivant dans les ténèbres éternelles, l'homme chrétien, prisonnier et enchaîne, être de souffrance et de mort, est sauvé et libéré par le fils de Dieu. Jésus affranchit, émancipe, abat les murs et ouvre les portes. Or, c'est là que l'océan pose problème car s'il participe pleinement de la thématique du clos et de l'ouvert, il s'éloigne de la leçon du poème. Tout au long du poème, Layamon nous montre un Dieu, non point bon mais juste – du moins si l'on accepte la logique du poète – et un monde cohérent. Ce Dieu envoie ses foudres sur les païens, protège les chrétiens dans les batailles et châtie tous ceux qui s'écartent du bon chemin. Or la mer semble être un cas particulier, ne pas suivre ce schéma bien établi par ailleurs. Cet article va donc se présenter sous la forme d'un grand point d'interrogation car si l'on peut aisément constater le phénomène, il est bien difficile d'en comprendre la raison précise.
Les moments où la mer est belle et le vent favorable sont relativement rares dans le Brut. On y sent toujours comme une pointe de soulagement car chacun semble se méfier du calme facilement trompeur de l'océan. Les flots favorisent aussi bien les nobles héros bretons du poème que leurs ennemis. Brutus et ses compagnons parviennent à quitter triomphalement la Grèce :
Þa fusden þa ferde.
wenden riht to þare sæ; sela þa þeines.
Muchel wæs þa blisse; þa Brutus hafde mid him.
Brutus nom Ignogen; & into scipe lædde.
Heo rihten heora rapes; heo rærden heora mastes.
heo wunden up seiles; wind stod an willen.
Sixtene siðe tuenti scipen; tuhten from hauene.
& feower scipen greate; þe weren grund-ladene.
mid þat beste wepnen; þa Brutus hauede.
Heo fusde[n] from stronde; vt of Griclonde.
heo wenden vt i wide sæ; þa wilde wurðen itemede. (548-558)
[Alors la troupe prit le départ. Les valeureux chevaliers se rendirent jusqu'à la mer. Grande était la joie que Brutus ressentait ! Brutus prit Ignognen et la mena dans le navire. Ils tendirent les cordes, dressèrent les mâts et hissèrent les voiles. Le vent était favorable. Seize fois de suite, vingt bateaux quittèrent le port ainsi que quatre grands vaisseaux qui étaient en pleine charge : ils transportaient les meilleures armes que Brutus possédait. Ils s'éloignèrent du rivage et quittèrent la Grèce. Ils s'engagèrent dans la vaste mer, les flots étaient calmes] (3)
A la sérénité des flots correspond toujours une insouciance des marins : la mer paisible reflète une certaine harmonie soulignée par la gaieté et les chants des équipages. L'armée d'Arthur qui part combattre les Romains nous en donne un bon exemple :
Weder stod on wille; wind wex an honde;
ankeres heo up dro3en; drem wes on uolken.
Wunden in-to widen sæ; þeines wunder bliðe.
scipen þer forð þrungen; gleo-men þer sungen.
seiles þer tuhten; rapes þer rehtten.
wederen alre selest; and þa sæ sweuede. (12745-50)
[Le temps était au beau fixe, le vent se leva. Ils levèrent les ancres, la joie régnait parmi les hommes ! Les guerriers étaient très joyeux lorsqu'ils prirent le large. Les navires avancèrent bord à bord, les ménestrels chantèrent, on hissa les voiles, tendit les cordages. Il faisait très doux et la mer était calme.]
La mer n'est cependant pas une force du Bien au service des Bretons contrairement aux autres éléments de la nature. Les rivières, les vallées, les forêts aussi dans une moindre mesure, sont en effet les alliés du peuple de Brutus. Il suffit, en particulier, que le nom d'un cours d'eau apparaisse pour que le lecteur sache aussitôt que les ennemis des Bretons sont condamnés et n'ont aucun espoir d'échapper à la noyade. L'océan est le seul grand espace à ne pas suivre cette règle. Le Saxon Childric et ses hommes n'ont donc aucun souci à se faire lorsqu'ils décident de repartir à l'attaque de la [Grande-]Bretagne :
forð heo gunnen si3en; þat heo to sæ comen.
þer heore scipen gode; bi þere sæ stoden.
Wind stod on wille; weder swiðe murie.
he scufen from þan stronde; scipen grete & longe.
þat lond heo al bilæfden; & liðen after vðen.
þat nænne siht of londe; iseon heo ne mahten.
Þat water wes stille; after heore iwille.
heo letten to-somne; sæiles gliden.
bord wið borden; beornes þer spileden.
sæiden þat heo wolden; eft to þissen londe;
& wreken wur[ð]liche; heore wine-mæies.
& westen Arðures lond; & leoden aquellen.
and castles biwinnen; & wilgomen wurchen.
Swa heo liðen after sæ; efne al swa longe.
þat heo commen bitwi3e; Ænglelonde & Normandie.
heo wenden heore lofes; & liðen toward londe.
þat heo comen ful iwis; to Derte-muðe at Totteneis.
mid muchelere blisse; heo bu3en to þan londe.
Sone swa heo a lond comen; þat folc heo a-slo3en. (10438-56)
[Ils marchèrent jusqu'à la mer ; leurs navires attendaient sur le rivage. Le vent était favorable, le vent était très agréable. Ils éloignèrent du rivage leurs grands et longs navires. Ils laissèrent derrière eux le pays, voguèrent avec le courant jusqu'au moment où ils ne virent plus la terre. La mer était calme, elle leur était propice. Ils firent naviguer leurs bateaux côte à côte, coque contre coque. Les hommes discutèrent et décidèrent de retourner dans notre pays, de venger directement leurs parents, de ravager le royaume d'Arthur, de tuer son peuple, de s'emparer de châteaux et d'imposer leur loi. Ils naviguèrent sur la mer si longtemps qu'ils arrivèrent entre l'Angleterre et la Normandie. Ils virèrent de bord et mirent le cap sur notre pays si bien qu'ils arrivèrent à Totnes dans l'embouchure de la Dart. Ils touchèrent terre avec plaisir. Aussitôt débarqués, ils se mirent à tuer la population]
Les monstres sont nombreux à arriver de la mer pour ravager l'île de Bretagne et anéantir ses habitants. Le roi Morpidus doit affronter une créature terrifiante rejetée par la mer sur la côte ouest du royaume, être abominable qui dévore une centaine de gens par jour avant de rejoindre les profondeurs de l'océan (3207-45), les sirènes cherchent à ensorceler Brutus et les Troyens (663-77), le Mont St Michel est profané par un épouvantable géant (12804-13033). Et lorsque tout semble calme et paisible, le danger n'est jamais loin. Arthur, en route pour combattre l'empereur romain Lucius, s'endort bercé par les flots ; en effet, "For þere soft-nesse; Ar[ð]ur gon to slæpen. / Alse þe king slepte; a sweuen him imette. / feorlic wes þat sweouen. þene king hit auerde; / þa þe king him awoc; swiðe he wes idræcched. / and granen agon; ludere stefenen" (12751-55) [à cause de cette tranquillité, Arthur s'endormit. Pendant son sommeil, le roi fit un rêve. Ce rêve était singulier, il terrifia le roi ! Lorsque le roi se réveilla, il était très effrayé et il se mit à pousser de grands cris]. Le roi du Danemark, Godlac, parvient à rejoindre en pleine mer celle qui lui était promise, la reine Delgan, et à l'arracher au prince breton Brennus. Aussi "Godlac forh geinde glad he wes on heorte" (280) [Godlac allait de l'avant. Son cœur était léger]. Mais il en va tout autrement car :
Æft aras a ladlich weder; þeostrede þa wolcne.
þe wind com on weðere; and þa sæ he wraðede.
vðen þer urnen; al-se [t]unes þer burnen.
rapes þer braken; b[a]lu wes fulle riue.
Scipen þer sunken;
þer þreo & fifti scipen. feollen to grunde;
in þa teonfulle sæ. torneden sæiles; (2283-9)
[A l'est se leva une tempête épouvantable; les cieux s'assombrirent, le vent devint contraire et la mer se déchaîna. Les vagues s'élevèrent comme des maisons en feu. Les cordes rompaient, le malheur était partout ! Les bateaux sombraient; là cinquante-trois embarcations allèrent au fond. Dans la mer démontée, les voiles se retournaient]
Wace dans son Roman de Brut, dont Layamon s'est directement inspiré pour le Brut, relate cette tempête mais on ne trouve pas dans le poème français l'image saisissante de maisons en feu. Le poète anglais compare deux fois la mer à une ville en flammes et les vagues à de hautes bâtisses dont les murs se dressent telle une muraille infranchissable. Il est clair que Layamon fait ici, une nouvelle fois, allusion à l'Enfer.
La littérature vieil-anglaise décrit l'Enfer selon les images traditionnelles du gouffre dévoré par le feu, du monde souterrain sombre, bruyant et enfumé. Mais il lui arrive aussi, plus d'une fois, de situer le monde infernal dans la mer. Les tempêtes de Layamon rassemblent ainsi toutes ces traditions : obscurité, abîme, flammes auxquels il faut ajouter l'image plus personnelle du poète du cercle, de l'enfermement avec les vagues comparées à des villes impénétrables. Il a été noté très tôt combien Layamon était imprégné de littérature vieil-anglaise (4) et il est clair que sa description des tempêtes est directement inspirée de textes des siècles précédents. Lorsque dans la Genèse vieil-anglaise, Adam se lamente d'avoir écouté les paroles du Tentateur, il déclare qu'il serait prêt à tout pour retrouver la confiance de Dieu et même à s'en aller au plus profond de la mer :
"gif ic waldendes willan
cuðe,
hwæt ic his to hearm-sceare
habban sceolde,
ne gesawe þu no sniomor,
þeah me on sæ wadan
hete heofones god heonone nu
þa,
on flod faran, nære he
firnum þæs deop,
mere-stream þæs micel, þæt
his o min mod getweode;
ac ic to þam grunde genge,
gif ic godes meahte
willan gewyrcean. (828-35)
[Si du Souverain je connaissais la volonté, quel lot d'afflictions je dois recevoir, jamais tu ne verrais – même si de m'enfoncer dans la mer le Dieu du ciel m'ordonnait, et quittant maintenant ce lieu de traverser les flots, si profondes que soient les eaux et si vaste l'océan – que mon esprit en rien hésitât ; mais j'irais jusqu'au fond de l'abîme, si de Dieu je pouvais accomplir la volonté] (5)
C'est depuis les confins de l'océan que les démons observent leurs victimes dans Guthlac A ; Juliana, du poète du Ixe siècle Cynewulf, nous montre sainte Julienne endurer héroïquement les tortures et mensonges du Diable. Une fois vaincu, ce dernier doit confesser tous les stratagèmes qu'il utilisait pour s'emparer des hommes. Certains d'entre eux, dit-il "… on ydhfare / wurdon on wege waetrum bisencte, / on mereflode, minum craeftum / under reone stram. …" (478-81) [au cours d'un voyage maritime étaient de par (ses) pouvoirs, engloutis par les flots alors qu'ils progressaient sur l'océan, plongés sous la marée sinistre] (6). Le gouverneur Heliseus, aux avances duquel Julienne a résisté jusqu'au bout, fait finalement naufrage et la référence est des plus explicites :
þa se synscaþa
to scipe sceohmod
sceaþena þreate
Heliseus ehstream sohte,
leolc ofer laguflod
longe hwile
on swonrade. Swylt
ealle fornom
secga hloþe ond hine
sylfne mid,
ærþon hy to lande
geliden hæfdon,
þurh þearlic þrea. þær
XXX wæs
ond feowere eac feores
onsohte
þurh wæges wylm
wigena cynnes,
heane mid hlaford,
hroþra bidæled,
hyhta lease helle sohton.
(671-82)
[Alors Heliseus, ce persécuteur malveillant, ce poltron, prit la mer. Il avait avec lui une troupe de guerriers. Longtemps, ils voguèrent sur l'océan agité et progressèrent le long du chemin du cygne (7). La mort, sous la forme d'un châtiment impitoyable, les anéantit tous, l'équipage et lui avec eux, avant qu'ils n'aient atteint le rivage. Là, la vie de trente combattants et de quatre autres fut arrachée par le tumulte des flots. Privés de réconfort, tout espoir refusé, ils partirent pour l'Enfer]
C'est probablement Andreas qui se rapproche le plus du Brut dans ses descriptions des tempêtes, insistant sur les murailles formées par les vagues déchaînées, et dans son association de la mer et de l'Enfer :
þa gedrefed wearð,
onhrered hwælmere.
Hornfisc plegode,
glad geond garsecg, ond
se græga mæw
wælgifre wand.
Wedercandel swearc,
windas weoxon, wægas
grundon,
streamas styredon,
strengas gurron,
wædo gewætte.
Wæteregsa stod
þreata þryðum. þegnas
wurdon
acolmode. (369-76)
[Alors troublée, la mer des baleines s'agita. L'anguille de mer se mit à folâtrer, joyeuse, à travers l'océan, et la mouette grise, ardente au carnage, tournoya ; le flambeau du temps s'obscurcit, les vents s'accrurent, les vagues se levèrent, les fleuves furent secoués, voiles et cordages gémirent, et la terreur des eaux surgit avec la puissance des armées. Les hommes prirent une âme tremblante] (8)
Un raz de marée terrifie les habitants païens du pays des Mirmidons. Un ange les empêche de fuir, mettant le feu à la cité. Flammes et eau se trouvent ainsi réunis comme dans le Brut :
Hreoh wæs þær inne
beatende brim. Ne mihte
beorna hloð
of þam fæstenne fleame
spowan.
Wægas weoxon, wadu
hlynsodon,
flugon fyrgnastas, flod
yðum weoll. (1542-46)
[A l'intérieur, les coups de butoir de la mer faisaient rage. La foule des hommes ne put réussir à s'enfuir de la forteresse. Les vagues étaient de plus en plus grosses. Les brisants mugissaient, des étincelles volaient] (9)
On pense, bien évidemment, au sort de Sodome et Gomorrhe lorsque "le Seigneur fait tomber une pluie de soufre et de feu" (Genèse, 19:24).
Si Layamon est clairement un héritier direct de la poésie vieil-anglaise, il faut toutefois également insister sur le rôle très important joué par l'Apocalypse dans la pensée et la vision de l'univers du poète. Or l'Apocalypse est très révélateur car Jean mentionne plusieurs fois "une mer transparente irradiée de feu" (Ap 15:2) , "un étang de feu sulfureux" (Ap 19:20 et 20:10) dans lequel sont jetés la Bête et son faux prophète et dans lequel le Diable viendra les rejoindre. Avec le jugement général, "enfin, mort et souterrain séjour furent jetés dans l'étang de feu" (Ap 20:14). Un monde nouveau s'installe qui comporte un ciel nouveau, une terre nouvelle, "seulement il n'y a plus de mer désormais" (Ap 21:1). L'océan est ainsi un vestige du Chaos, un domaine funeste aux hommes, image d'instabilité. C'est, bien entendu de là qu'était surgie la Bête (Ap 13:1). (10)
Le Bestiaire anglais utilise la baleine comme représentation du Diable. La correspondance est explicitement établie :
Him se awyrgda ongean
æfter hinsiþe helle
ontyneð,
þam þe leaslice lices
wynne
ofer ferhtgereaht
fremedon on unræd.
þonne se fæcna in þam
fæstenne
gebroht hafað, bealwes
cræftig,
æt þam edwylme þa þe him
on cleofiað,
gyltum gehrodene, ond ær
georne his
in hira lifdagum
larum hyrdon,
þonne he þa grimman
goman bihlemmeð
æfter feorhcwale fæste
togædre,
helle hlinduru; nagon
hwyrft ne swice,
utsiþ æfre, þa þær in
cumað,
þon ma þe þa fiscas
faraðlacende
of þæs hwæles fenge
hweorfan motan. (67-81)
[Ce démon exécrable ouvre les portes de l'Enfer aux insensés qui, après leur départ d'ici-bas, ont suivi les trompeuses joies corporelles plutôt que ce qui est noble. Une fois que ce détestable être enclin au Mal a conduit dans cette forteresse, dans ce tourbillon de feu, ceux qui – accablés sous le poids de leurs fautes – l'avaient invoqué et avaient obéi avec empressement, dans leur vie passée, à ses préceptes, alors il referme d'un coup sec ses terribles mâchoires, garde fermement jointes les portes de l'Enfer après leur mort. Ceux qui entrent ne peuvent jamais s'en retourner, s'échapper ou trouver une sortie pas plus que les poissons qui nagent dans la mer ne peuvent se dégager de l'étreinte de la baleine] (11)
Les termes utilisés pour désigner l'animal sont ceux traditionnellement réservés au Démon : être redoutable et féroce, monstre, Adversaire fourbe et malveillant. Layamon puise dans ces mêmes termes pour nommer le géant du Mont St Michel venu de la mer- freond (12869, 12896), scucke (12877), scađe (12915), eotend (12957) – ou le monstre marin qu'affronte le roi Morpidus – waeld scaeđe luđere (3213), feond (3221, 3229). De même que la baleine du texte viel-anglais claque ses effroyables mâchoires, symbole évident des portes de l'Enfer qui se referment, le géant du Brut engloutit sa nourriture tandis que l'horrible créature que combat Morpidus "… to-dede his chæfles and to þan kinge weođede / and for-bat hine amidden a twa …" (3244-5) [ouvrit ses mâchoires, alla jusqu'au roi et le coupa en deux]. L'Enfer est donc clairement lié à la mer dans le Brut même si Layamon ne nous le dit jamais de façon explicite et consciente. Il puise dans un vivier d'images et de références traditionnelles, vieil-anglaises ou bibliques, sans chercher à théoriser l'ensemble. Au fur et à mesure qu'on lit le Brut, on se rend compte que l'Enfer y est perçu comme un gouffre dans lequel on sombre littéralement, dans lequel on coule à pic et où l'on se noie car Layamon utilise toujours le verbe sinken [se noyer] pour les damnés. Les Bretons chrétiens mettent en garde leur roi Vortigern lorsque ce dernier abjure sa foi en lui prédisant "þenne scalt þu for-wurþen a þissere woruld-riche / & þi wracche saule si3en to helle" (7280-1) [à ta mort tu quitteras ce royaume terrestre et ton âme misérable ira se noyer en Enfer]. De la reine Wenhaver, réfugiée à la fin de sa vie dans une abbaye, Layamon nous dit, en une réflexion surprenante et révélatrice :
"Þa nusten men of þere quene; war heo bicumen weore.
no feole 3ere seoððe; nuste hit mon to soðe.
whaðer heo weore on deðe.
þa heo hire-seolf weore; isunken in þe watere. (14213-6)
[alors personne ne sut ce qu'était devenue la reine et bien des années plus tard on ne savait pas si elle était vraiment morte ou si elle avait été engloutie par les flots]
Il est intéressant de noter que ces remarques ne se trouvent pas dans le récit de Wace.
Ces deux derniers exemples sont dans la logique du poème car Vortigern et Wenhaver ont trahi les leurs et se voient ainsi condamnés aux tourments de l'Enfer. Il est beaucoup plus difficile de comprendre le destin réservé à sainte Ursule, victime de la seconde tempête du poème décrite comme lieu infernal avec ses villes en flammes (5976). Le Romain Maximian remet la (petite) Bretagne entre les mains de Conan. Mais le territoire manque cruellement de femmes. Conan se tourne alors vers le Comte breton Athionard, qui gouverne la [Grande-]Bretagne, et lui demande la main de sa fille. Le Comte accepte avec plaisir et vingt-sept bateaux remplis de Bretonnes quittent Londres. Mais un terrible vent se lève, une tempête se déchaîne. Celles dont les navires ne coulent pas, ne sont pourtant pas épargnées. Les pirates Melga et Wanis et leurs hommes violent, tuent ou noient les survivantes. Layamon précise que les femmes violées et tuées par les deux hors-la-loi furent "inne sæ for-radde" (6036) [abusées en mer] puis il détaille :
Melga nom [Vrsele]; þa scolden beon quene.
& scome hire bi-hedde; & ladde heo to his bedde.
Þa þe heðene mon; hæfuede on hire his wille idon.
he 3æf heo his hired-monnen sone; to makien to heore.
& summe heo heom salden; for seoluer [&] for gold.
& monie & vnifo3e. heo þer of-slo3en;
& summe heo heom drengte. in þere sæ deope;
& summe heo Godd wið-soken. & to haðene-scipe token; (6037-44)
[Melga s'empara d'Ursule, elle qui aurait dû être reine, il la déshonora en la conduisant dans son lit. Lorsque le paîen eut assouvi sur elle son désir, il la donna aussitôt à ses compagnons pour qu'ils en fassent une fille publique. Quant aux autres, ils en vendirent pour de l'argent et de l'or, ils en tuèrent un nombre considérable et en jetèrent beaucoup au fond de la mer. Certaines renièrent Dieu et retournèrent au paganisme]
Dans le texte de Wace, une tempête épouvantable s'abat sur les bateaux des femmes qui s'arrachent les cheveux, en appellent à leurs pères et mères, à Dieu et à ses saints. Une fois la tempête apaisée, les survivantes tombent entre les mains de païens qui les tuent ou les réduisent en esclavage. Onze mille d'entre elles, dont Ursule, sont conduites à Cologne où elles sont décapitées. On trouve dans le manuscrit du XIIIe siècle (12) du Roman de Brut (version que Layamon n'eut probablement pas à sa disposition) les deux vers suivants :
Martyres furent, saintes sont
Cil des païs grant feste font (16214-5) (13)
Dans le Brut, les femmes appellent les saints à l'aide (5984) mais ne deviennent pas saintes elles-mêmes. Or, l'histoire de sainte Ursule était connue en Angleterre depuis au moins le Xe siècle (14). De plus, il est étonnant de voir que Layamon a non seulement supprimé toute référence au martyre de la sainte à Cologne mais a en plus ajouté l'idée que certaines des survivantes renient Dieu et deviennent païennes. Or, il faut se souvenir du symbolisme des lieux chez Layamon, les femmes sont en pleine mer, en pleine tempête, au cœur de l'Enfer. Elles sont entre les mains du Démon qui les emprisonne à jamais, les fait sombrer dans son abîme, les lie définitivement à lui. Les vagues, "villes de feu", les ont happées dans le gouffre diabolique.
Dans une étude sur sainte Ursule, Marcelle Thiébaux s'intéresse à l'épisode du Brut de Layamon avec un regard de féministe. Elle constate le décalage entre les textes de Geoffrey de Monmouth et Wace d'une part et celui de Layamon d'autre part. Elle compare ensuite le passage du Brut à celui du South English Legendary – recueil de Vies de saints de la fin du XIIe siècle – qui fait de sainte Ursule une héroïne proche de celles des romans courtois. Elle conclut en disant que le sinistre épisode du Brut focalise son attention sur la force et les intérêts masculins tandis que The South English Legendary fait la part beaucoup plus belle aux différentes femmes de l'histiore et à sainte Ursule en particulier. C'est là une interprétation qui ne tient pas compte du poème anglais dans son ensemble. Le Brut n'a rien d'une œuvre anti-féministe même si c'est le monde masculin des guerriers qui est mis en valeur du début à la fin. Les femmes sont en réalité la force pacificatrice du Brut, elles sont les porte-paroles de la concorde à l'image des "tisseuses de paix" de la poésie vieil-anglaise ; ce trait de caractère est d'ailleurs largement amplifié dans le texte de Layamon par rapport aux récits de Geoffrey de Monmouth et de Wace. Ursule ne peut jouer ce rôle de pacificatrice car elle est prise dans une tempête hors du monde des humains, une tempête infernale où règne le chaos, le Mal, l'Ennemi. Il n'en reste pas moins qu'il est difficile de comprendre pourquoi Layamon a choisi de modifier sa source, de refuser la sainteté à la jeune femme et surtout de lui réserver le sort qui attend les païens ou les personnes les plus malveillantes du poème. Le symbolisme des lieux nous laisse donc entendre que Dieu ne peut pas répondre aux appels de ceux qui se retrouvent en pleine mer tumultueuse.
NOTES :
(1) M.-F. Alamichel, "La représentation du Mal chez Lawamon", M.-F. Alamichel, éd., Aspects du Mal dans la culture anglaise du Moyen Age, Paris : AMAES, 1990, pp. 14-33.
M.-F. Alamichel, "Space in the Brut", F. Le Saux, éd., The Text and Tradition of Layamon's Brut, Woodbridge : D.S. Brewer, 1994, pp. 183-192.
(2) Voir en particulier le premier chapitre de ma thèse soutenue en 1991 à l'Université de Paris IV-Sorbonne, Le Brut de Lawamon, "Symbolisme de l'espace, vision du monde", pp. 47-110. Cette introduction est un court résumé des pages de ce chapitre traitant de la mer.
(3) G.L. Brook & R.F. Leslie, éd., Layamon's Brut, Londres, New York, Toronto, Oxford University Press, 1963-1978, EETS n°250 et n°277. Pour la traduction, M.-F. Alamichel, De Wace à Lawamon, Paris : AMAES, 1995, 2 vols.
(4) Voir F. Le Saux, Layamon's Brut, the Poem an dits Sources, Cambridge : D.S. Brewer, 1989.
(5) C. Stévanovitch, La Genèse du manuscrit Junius XI de la Bodleienne, édition, traduction et commentaire, Paris : AMAES, 1992, vol n°1, pp. 306-7.
(6) Cynewulf, Juliana, G.P. Krapp & E. Van Dobbie, éd., The Exeter Book, The Anglo Saxon Poetic Records III, New York : Columbia University Press, Londres : Routledge & Kegan Paul, 1936. Notre traduction.
(7) Ce kenning très courant désigne la mer.
(8) G.P. Krapp, The Vercelli Book, The Anglo Saxon Poetic Records II, New York : Columbia University Press, Londres : Routledge & Kegan Paul, 1932. Traduction de M.-M. Dubois, La Littérature anglaise du Moyen Age, Paris : PUF, 1962, p. 74.
(9) Notre traduction.
(10) La Sainte Bible édition et traduction des moines de Maredsous, Braine-le-Comte, Zech et fils, 1950.
(11) G.P. Krapp & E. Van Dobbie, éd., The Exeter Book, références citées. Notre traduction.
(12) BN fonds français 1450.
(13) Le Roux de Lincy, éd., Le Roman de Brut, 1836-38, 2 vols.
(14) Voir Marcelle Thiébaux, "Dameisele Ursula: Traditions of Hagiography and History in The South English Legendary and Lawamon's Brut", K.P. Jankofsky, éd., The South English Legendary: A Critical Assesment, Tübingen, Francke, 1992, pp. 29-48.