Prof. Marie-Françoise ALAMICHEL, Université de Marne-la-Vallée


Tenaces préjugés anti-européens : confrontation du Normand Wace

et de l’Anglais Layamon

Ne voldrent estrange hume attraire

Ne d’estrange hume seinnur faire

(Wace, Roman de Brut, vers 9821-2)

For longe biđ auere Þat ne iwurđ næuere

Þat we uncuđne mon to kinge scullen hæbben

(Layamon, Brut, vers 11557-8)

 

        Le portrait, aussi bien pictural que littéraire, n’est pas un art achevé au Moyen Age. Le Roman de Brut de  Wace (1155) et le Brut de Layamon (vraisemblablement entre 1189 et 1216) présentent, en une longue galerie, l’histoire de 114 rois qui se succèdent à la tête du royaume de la [Grande-]Bretagne. Même en ce qui concerne Arthur, la description reste à la surface des choses, seuls les faits marquants de chacun des règnes, de la vie et du caractère des souverains étant donnés. Car les rois ne sont pas les personnages principaux des deux épopées : dans les deux cas, la [Grande-]Bretagne est la seule et véritable héroïne. Et au cours de son histoire, elle est attaquée par des nations ennemies ou, au contraire, secourue par des peuples (le plus souvent provisoirement) amis. Les attaques et les aides ne sont jamais le fait d’individus mais toujours celui de groupes désignés par leur nationalité et présentés en bloc. On distingue ainsi les Romains, les Saxons, les Irlandais, les Pictes et Ecossais, les Français, les Espagnols, etc. Chacun de ces groupes est décrit de façon rapide et superficielle au moyen de clichés, de simples lieux communs, les membres d’une même communauté partageant obligatoirement les mêmes défauts et les mêmes qualités. Nos deux poètes se contentent donc des apparences, des grands traits de caractère, d’une globalité extérieure, d’une surface sans profondeur. Mais ce qui vient troubler le lecteur du vingt-et-unième siècle n’est pas cette présentation simpliste des peuples donnés une fois pour toute. Après tout, la complexité psychologique n’en est qu’à ses balbutiements au XIIe siècle. Ce qui perturbe, c’est de voir que bon nombre de ces clichés ont perduré, sont arrivés jusqu’à nous au travers des siècles et ont ainsi une profondeur, au moins temporelle, insoupçonnée. Alors que l’Union européenne se met en place, les eurosceptiques ont parfois recours aux mêmes poncifs, aux mêmes préjugés que ceux utilisés par nos deux poètes : il est des idées reçues qui ont la vie dure.

        Dans le Roman de Rou,Wace nous apprend qu’il naquit à Jersey, fit ses études « en France » et vécut ensuite en Normandie sous trois rois Henri : à Caen où il fut « clerc lisant » et à Bayeux où il fut chanoine. Il dédie sa chronique, rédigée à partir de 1160, à Henri II Plantagenêt et à Aliénor d’Aquitaine, les deux commanditaires de l’œuvre. C’est d’ailleurs avant ou pendant la composition du Roman de Rou qu’Henri II lui accorda une prébende à Bayeux. Lorsque Layamon rédigea son Brut, il vivait à Arnley King, près de Bewdley, dans le Worcestershire où il était prêtre. Ces quelques considérations biographiques sont une des raisons du ton, du parti pris respectifs de nos deux auteurs : Layamon, en particulier, est patriote et anti-français.

        Le monde décrit dans le Roman de Brut et dans le Brut est celui que connaissaient les Occidentaux, ou plus précisément les Anglais et les Français, au XIIe siècle. Cet univers comprend une grande partie de l’Europe et le bassin méditerranéen. Du reste du monde, rien n’est dit. La [Grande-]Bretagne tient, bien évidemment, la vedette. C’est un des rares royaumes présentés qui – avant le démembrement final toutefois – fait preuve d’une véritable unité, avec un souverain qui domine presque l’île toute entière. De très nombreuses villes et régions sont mentionnées : Londres, Canterbury et Winchester sont néanmoins, de loin, les trois héroïnes. Il faut cependant noter que toutes les références précises sont celles de lieux concentrés dans le sud et le centre de l’île : le nord de l’Angleterre et l’Ecosse sont des zones étrangères à nos poètes. York est la seule ville du nord à jouer un rôle important et l’Ecosse est une région inconnue et mystérieuse d’où ne cessent d’arriver des hordes d’envahisseurs successives. Layamon, qui vivait dans le Worcestershire, semblait bien connaître le pays de Galles dont il cite, en plus grand nombre que chez Wace, des noms de villes, villages, rivières et autres montagnes. Wace, quant à lui, précise avec grande honnêteté que :

Li reis volt mult Merlin veer

E oïr volt de sun saveir ;

A Labanes, une funtaine,

Ki en Guales ert, bien luintaine,

Ne sai u est, kar unc n’i fui,

Fist li reis enveier pur lui (8011-6)

        L’Europe de nos poètes est souvent nordique : des relations privilégiées entre l’Angleterre, l’Irlande, la Norvège, l’Islande ou le Danemark sont, en effet, soulignées. Cependant, tout comme pour l’Ecosse, ce sont des royaumes dont rien n’est su avec précision. La Germanie, bien que fondamentale pour les événements décrits dans les deux chroniques, ne donne pas lieu à plus de détails et est une véritable terra incognita. Mis à part les références vagues et générales (« Alemainne » / « Angles » / Saex-land » dans le Brut de Layamon et « Saixonne » / « Angle » dans le texte de Wace), pas un seul nom de ville, rivière ou de forêt n’est donné. On ne trouve pas plus d’indication spatiale, géographique : ni Wace ni Layamon ne nous disent si ce pays est au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest. Tout au plus trouve-t-on que pour aller de Rome en Germanie, il est nécessaire d’emprunter des cols montagneux. Lorsque Hengest et Horsa arrivent en [Grande-]Bretagne et que Vortigern leur demande qui ils sont, ces derniers se contentent de répondre :

We beođ of Alemainne ađelest alre londe

Of þat ilken ænde þe Angles is ihaten (6911-12)

[Nous venons de Germanie, un territoire des plus nobles, près de la terre des Angles]

Layamon les appelle ensuite les « Alemainisce men » (6974) ou les « Saexisce cnihtes » (6975). Wace ne nous fournit pas plus de détails. Il fait dire aux deux mêmes frères « de Saixone (…) venum » (6731) puis nomme systématiquement ces nouveaux venus « li Saisne ».

        La France, la Flandre et l’Italie du nord, en revanche, font partie des territoires bien connus. On trouve alors cités de nombreux noms de provinces, villes, fleuves ou montagnes. L’Angleterre du XIIe siècle avait des relations nombreuses avec la Normandie et la France, de par son appartenance à l’empire Plantagenêt, mais aussi avec la Flandre et les pays qui bordent le Rhin, tels la Basse Saxe. Les deux chroniques reflètent également la réalité éclatée que connaissait alors la France. Il est clair que pour Wace et Layamon, la France se limite au bassin parisien et qu’au-delà se trouvent des duchés et des comtés.

        L’Historia Regum Britanniae de Geoffrey de Monmouth – la source directe de Wace – fut achevée en 1136. De la France, Geoffrey de Monmouth ne connaît que les territoires liés d’une façon ou d’une autre à l’Angleterre de son propre temps : en 1128, Geoffroi Plantagenêt épousait l’ « Impératrice » Mathilde, fille et unique héritière du roi d’Angleterre. Ce dernier mourut en 1135 et Etienne de Blois, petit-fils de Guillaume le Conquérant par sa mère, frère du comte de Blois et de Champagne, ennemi juré de l’Anjou, s’empara de la Normandie et du trône d’Angleterre – ce qui déclencha presque aussitôt la guerre civile. De la France, Geoffrey of Monmouth connaît donc les noms de Normandie, Bretagne, Anjou, Paris, Aquitaine et Gascogne. L’Aquitaine est bizarrement gouvernée, au début de la chronique, par Goffar le Picte qui combat à la tête de ses troupes poitevines. Geoffrey de Monmouth reste, le plus souvent, prudemment dans le flou : lors des conquêtes d’Arthur, il préfère se contenter de préciser que le grand roi, en plus de Paris, de l’Aquitaine et de la Gascogne, annexe toutes les régions de la Gaule sans donner davantage de détails.

        La France de Wace et celle de Layamon sont exactement la même, le poète anglais suivant à la lettre ce que contient le Roman de Brut : elle n’est autre que l’ensemble des possessions françaises d’Henri II, roi d’Angleterre de 1154 à 1189. Héritier des comtes d’Anjou et de Touraine, Henri II avait réussi à agrandir son domaine grâce à son mariage avec Aliénor d’Aquitaine en 1152. Celle-ci, en effet, lui avait apporté en guise de dot ses riches terres du Poitou, de l’Aquitaine, de la Gascogne, du Limousin, de l’Agenais, ainsi qu’un ensemble de droits de suzeraineté divers sur d’autres territoires, comme le comté de Toulouse. Pour Wace et Layamon, le terme de « France » se limite au domaine du roi de France qui se réduit à l’Ile de France, l’Orléanais et une partie du Berry. De cette France-là, seuls Paris et Chartres sont mentionnées, deux villes aux écoles cathédrales renommées que ne pouvait que connaître « Maître Wace ». Le reste se compose de l’Anjou, la Touraine, le Poitou, la Bourgogne, le Berry, l’Auvergne, l’Aquitaine, la Gascogne, La Normandie. Les villes mentionnées sont Chinon, Angers, Tours, Poitiers, Auxerre, Le Mans, Bayeux. Les noms les plus familiers sont très visiblement ceux de « Normandie », « Anjou » et « Poitou » car la France que nous connaissons actuellement comprend alors de nombreuses zones d’ombre : tout le sud-ouest est laissé de côté, Bordeaux ou les Pyrénées ne sont pas mentionnés.

        Visiblement fasciné par la mer tout au long du Brut, Layamon ajoute cependant, lorsque le comte Howel conquiert la Gascogne pour le compte d’Arthur, qu’il ne faut pas oublier « (…) þa hafuenes alle þe herden to þan londes » (12007) [tous les ports qui appartenaient à ces régions]. De même, lors de la conquête de la Bretagne par Maximien, Geoffrey de Monmouth et Wace précisent que les troupes venues de [Grande-] Bretagne assiègent Rennes tandis que Layamon préfère parler de Nantes. E. Bryan écrit : « the reason for Layamon’s change is not clear » puis ajoute « explanations could include geography (Nantes is a port), or literary allusion (the Norman founder Rollo burned Nantes and conquered Brittany in the year 876, according to the poem Draco Normannicus) or one of many possible political allusions (for example, Henry II’s 1158 occupation of Nantes, his 1169 Christian court at Nantes, the 1187 birth of Arthur of Brittany in Nantes, and so on ». En effet, à la mort (en juillet 1158) de son frère Geoffroy devenu comte de Bretagne en 1155, Henri II traversa la Manche et s’empara de Nantes. En 1166, il obtint du roi de France Louis VII d’être désigné « gardien de Bretagne », poursuivit son projet de domination de la Bretagne en mariant, en 1170, son quatrième fils Geoffrey à Constance, fille de Conan IV et héritière du duché alors que cette dernière n’avait pas encore un an ! L’accord fut scellé par une assemblée à Nantes, le jour de Noël (1170), au cours de laquelle les évêques et seigneurs bretons firent serment d’allégeance à Henri et à son fils. En 1187, naquit Arthur de Bretagne – fils posthume de Geoffrey et de Constance – que Jean sans terre fit emprisonner puis assassiner en 1203. Ce que E. Bryan ne fait pas remarquer, c’est que Layamon donne son avis sur la région nantaise au tout début du Brut et qu’il s’agit, là aussi, d’un (bref) ajout de sa part. Lorsque Brutus quitte la Grèce et part à la quête de sa terre promise, il fait une halte en Bretagne juste avant d’atteindre l’île d’Albion. Wace nous dit :

Tant siglerent e tant nagierent

Que al rivage vindrent dreit

La u la mer Leire receit.

La u Leire a la mer assemble

Vint la navie tute ensemble. (798-802)

Layamon donne une image plus personnelle du lieu en s’extasiant :

Peytou heo letten on tiht hond swa heo comen a þet lond

In are swiđe feire æ þer Læire falleđ i þa sæ (701-2)

        Les Troyens de Brutus affrontent les Poitevins et les écrasent. Tandis que le roi Goffar part chercher de l’aide en France, Brutus ravage la région et fonde la ville de Tours en construisant une forteresse. La version de Layamon est légèrement différente ; Brutus profite de l’absence de Goffar :

& Brutus ladde his ferde in Armorichen earde

& he wes swiđe bliđe for his muchele biзate

зeond þat lond he gon ernen & þa tunes for-bearnen

& herhede þat lond he wiste & al he hit awalde (819-22)

Wace a actualisé toutes les références spatiales lors de sa traduction de la chronique de Geoffrey de Monmouth, donnant à la France et à l’Angleterre l’image de l’empire Plantagenêt. Layamon fait ici de même.

        On l’a vu, au moment où Wace rédigeait son roman, la Bretagne n’était pas encore sous domination Plantagenêt. Ce qui frappe dans l’extrait ci-dessus du Brut, ce n’est pas que Brutus ravage allègrement toute une région car même au bout de seulement 819 vers, le lecteur est déjà habitué aux guerres destructrices. Ce qui est intéressant, c’est que Brutus « annexa, gouverna, assujettit » la Bretagne « dans son intégralité » alors que « nes hit buten luel wile þat Goffar king com him liđen / mid unimete ferde (…) (828-9) [peu de temps après, le roi Goffar arriva avec une troupe considérable]et qu’une fois en [Grande-]Bretagne, Brutus oublie complètement ce territoire. Ces quelques vers sonnent donc comme une marque d’actualité : de 1166 à 1203, période pendant laquelle Layamon rédigea son Brut, la Bretagne fut sous la tutelle anglaise, fut « annexée, gouvernée, assujettie » à la famille Plantagenêt. La Bretagne joue un grand rôle dans nos deux poèmes mais elle n’est décrite qu’une seule fois et selon le modèle stéréotypé du territoire fertile. Seuls le Mont Saint-Michel, Dinan, Rennes ou Nantes sont évoqués et Layamon précise que Brutus est en « terre d’Armorique » lorsqu’il fonde la ville de Tours, ce qui montre les limites vite atteintes des connaissances géographiques du poète anglais !

        L’Italie, quant à elle, se compose essentiellement, d’une part, des centres urbains du nord – Pavie, Turin, Milan, Crémone, Bologne – et, d’autre part, des territoires dominés par le Pape, Rome venant en tout premier lieu. Le rayonnement spirituel du pape lié à la fascination qu’exerce toujours l’ancienne capitale de l’empire romain font de Rome, la ville de tous les rêves.

        Wace et Layamon citent d’autres états qui, pour eux, figurent le bout du monde, l’Inconnu. Lors de la fête de couronnement du roi Arthur à Caerleon, les deux poètes précisent que tous les chevaliers de la terre, de l’Espagne à la Germanie, sont présents. L’Espagne représente la fin de la civilisation, un territoire mystérieux d’où viennent des monstres destructeurs (monstre marin qui décime la [Grande-]Bretagne du temps du roi Morpidus, adversaire d’Arthur au Mont Saint-Michel) ou des magiciens malfaisants (Pellit/Pelluz). Lors des préparatifs à la guerre entre les Romains, d’une part, et les Bretons et autres vassaux d’Arthur, d’autre part, chacun compte ses troupes. Les Romains sont les alliés du monde païen et Wace, reprenant ce que précise Geoffrey de Monmouth, nous donne de multiples détails parmi lesquels :

De Sire i vint reis Evander

E de Frige dus Teücer,

De Babiloine Micipsa

E d’Espaine Aliphatima. (11101-4)

Ce dernier nom, d’origine arabe, montre qu’en dépit des premiers efforts de reconquista par les princes chrétiens, l’Espagne est avant tout musulmane. Layamon reprend tous les noms des alliés des Romains sans changer un nom, sauf celui de l’Espagnol qui devient « þe kaisere Meodras » (12662) [l’Empereur Meodras]. C’est en 1077 qu’Alphonse VI, roi de Leon, de Castille et de Galice prit le titre de imperator totius Hispaniae,, les autres rois chrétiens acceptant sa (vague) prééminence. Mais l’idée impériale atteignit son apogée au cours du règne de son petit-fils, Alphonse VII (roi de 1126 à 1157), qui fut reconnu empereur par les rois d’Aragon et de Pampelune (Navarre), le comte de Barcelone et par plusieurs dirigeants hispano-maures. Il fut, cependant, incapable d’empêcher la constitution du Portugal en tant que royaume indépendant (1140) et dans son testament partagea son royaume entre ses deux fils, Sancho III de Castille et Ferdinand II de Leon. En 1169, Eleanor (1162-1214), fille d’Henri II et d’Aliénor d’Aquitaine, épousait le fils de Sancho III, Alphonse VIII (1155-1214) qui, à la fin de son règne, remporta la bataille de Las Navas de Tolosa (15 juillet 1212) qui se révéla une victoire décisive contre l’Espagne musulmane des Almohades. Layamon n’est pas le seul chroniqueur du XIIe siècle à faire allusion à l’empereur d’Espagne : le mémorialiste Ralph de Diceto (né entre 1120 et 1130 et doyen de Saint-Paul à partir de 1180) remonte à 1155 dans son œuvre Imagines historiarum et signale pour 1160 la mort en couches de la reine de France, « fille de l’empereur Alphonse d’Espagne ». La modification du nom d’Aliphatima et l’introduction du titre d’empereur par Layamon, reflète la toute nouvelle connaissance de l’Espagne chrétienne et souligne les liens récents entre Angleterre et Castille. Ces quelques additions ou substitutions ancrent donc Layamon dans son monde et son époque mais ne permettent pas, malheureusement, de dater avec précision absolue le Brut. Il semble, toutefois, légitime de penser que le poème fut rédigé avant les années 1203-1204 qui virent la perte, par le roi Jean, du contrôle de la Bretagne, la confiscation pour un temps de la Gascogne, envahie par son beau-frère Alphonse VIII de Castille, la révolte des seigneurs de l’Anjou, du Maine et de la Touraine et la conquête de la Normandie par Philippe Auguste. Bien entendu, le Brut ne traite pas des XIIe et XIIIe siècles mais l’univers décrit est tellement calqué sur les frontières de l’empire Plantagenêt à son apogée que la source d’inspiration paraît évidente.

        Le reste du monde inconnu inclut la Russie et la Hongrie qui ne sont citées que par exotisme. Quant au bassin méditerranéen, il est bordé de territoires, de régions devenues mythiques et qui portent toujours leurs noms antiques : l’Iturée, la Bithynie, la Phrygie, etc. Le continent africain se limite à l’Egypte, la Libye, la Mauritanie. L’Ethiopie représente le peu de ce qui est connu de l’Afrique noire. Layamon est le seul à préciser que c’est de cet état que viennent « þa bleomen » (12666) [les hommes noirs]. L’Asie, et à plus forte raison, l’Amérique ne sont pas mentionnées.

        L’univers du Roman de Brut et du Brut est donc celui d’une petite Europe, celle de la réalité politique mais aussi celle du commerce, des routes empruntées par les marchands, celle de l’Europe défrichée et connue des voyageurs. Le reste, y compris la Germanie, n’est que mystère. Les grandes voies de communication sont les fleuves (avec la Tamise, l’Avon, la Severn et l’Humber), les mers (la Manche, la mer du Nord et la Méditerranée), les cols des Alpes et les voies romaines qui traversent la Grande-Bretagne. C’est une Europe coincée entre un monde païen et l’Atlantique inconnu, et dont le seul facteur d’unité est une église commune, un christianisme qui rappelle que, de toute façon, ce monde-ci n’est qu’une simple étape.

 

*

*            *

        Nous venons de tracer la carte physique, géographique du monde que nous présentent Wace et Layamon généralement sur un ton neutre. Il en va tout autrement lorsque des royaumes et des territoires on passe ensuite aux peuples et habitants. Les deux poètes poursuivent alors un objectif différent. Wace est normand et écrit pour la cour royale, Layamon défend les Bretons, premiers et légitimes habitants de la [Grande-]Bretagne et n’est pas vraiment francophile. Son ton réprobateur, le plaisir évident qu’il prend à critiquer les Français sont des signes de sa pensée profonde.

        Le poète anglais reproche aux Français leur suffisance, leur prétention. Les premiers Français rencontrés sont les Poitevins et les Pairs de France qu’ils ont appelés au secours et qui, selon Layamon, « (…) weren drihtliche men  / kinges heo weoren icleopede þat heo ofte cuđden » (813-4) [étaient des hommes nobles. On les appelait des rois. Ils le faisaient souvent savoir ! » Pendant ce temps, le roi Goffar «(…) hehe word he spekeđ / þat alle heo wullet quellen quic þat heo findeđ» (753-4) [se vante, disant qu’il va tuer tous ceux qu’il trouvera vivants]. Lorsque le roi Arthur demeure à Paris pendant neuf ans, après avoir conquis toutes les provinces françaises, Layamon ajoute que « al þa while þe þat kinelond stod an Arđures hond / þinges seolcuđe sihen to þere þeode / monienne mod-fulne mon Arđur makede milde / and monienne hehne mon he helde to his foten » (12044-7) [tant qu’il détint ce royame, des choses prodigieuses arrivèrent aux habitants. Il rabaissa de nombreux vaniteux, assujettit de nombreux prétentieux]. L’épisode concernant Jules César et les seigneurs français est encore plus explicite. Jules César a été vaincu en [Grande-]Bretagne ce qui ravit les Français, bien heureux du malheur et de l’humiliation des Romains. Alors les Français jurent de ne plus jamais obéir aux Romains et de les chasser. Mais ils « (…) speken of þrætte & of prute ibeote » (3830) [proféraient des menaces en se vantant avec suffisance]. César sait que les Français sont de grands parleurs et donne aux seigneurs de l’or et de somptueux présents étincelants si bien que « þa xeoren heo his freond the aer weoren his fulle fon » (3844) [ceux qui auparavant étaient ses pires ennemis devinrent ses amis].

        Layamon reproche aussi aux Français leurs « niđinges beard » (838) [actes déloyaux]. Cette accusation est particulièrement révélatrice de la mauvaise foi de Layamon car elle intervient lors d’une terrible bataille au cours de laquelle Brutus et ses compagnons ont recours à toutes sortes de ruses et sont loués pour leur tactique ingénieuse ! En dépit de cela, les Troyens doivent reculer et Layamon est offusqué :  

Þa Freinsce weoren isturmede & nođelas heo stal makeden

& heo bi niđinges beard  driuen heom on-heinwærd

Brutun & his kempan heo driuen into þan castle

& in þera ilke uore heo fælden of his i-ueren

& æl dai heo ræmden & resden to þan castle

þat com to þere nihte þat lengre heo ne mihten

I þon castle wes muchel dred (…) (837-43)

Chez Wace, on ne trouve pas de jugement de valeur et le poète se contente de préciser que les Troyens sont refoulés jusque dans le château en un cours vers neutre et descriptif (979).

        Parallèlement, Layamon ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment d’admiration face à la culture française, qu’il décrit comme raffinée et délicate, tout en laissant entrevoir son envie et sa jalousie. La rivalité franco-anglaise a des racines profondes ! Trois épisodes montrent que les cours françaises sont des lieux de richesse et d’art. Lorsque Brennus s’enfuit et trouve refuge à la cour de Bourgogne, il se fait remarquer et apprécier par les seigneurs car il est le modèle du chevalier courtois : il joue de la harpe à merveille, chasse au faucon et est un expert en chiens de chasse. Il est intéressant de noter que Layamon, en dépit de son parti pris anti-français, a repris ces éléments présents dans le Roman de Brut et qu’il a même ajouté la référence à la musique. De même, lorsque le roi Lear se rend en France pour chercher de l’aide auprès de sa plus jeune fille, Layamon est le seul à décrire la fête donnée par le roi de France en l’honneur de son beau-père. C’est l’une des rares descriptions d’une grand’salle royale dans le poème et le poète veut éblouir son auditoire :

(…) blisse wes an hirede

Þer wes bemene song þere heden pipen among

Al weren þe hællen bi-hongen mid pellen

Alle þa mete-burdes ibrusted mid golde

(Ringes of golde) ælc mon hafte on honde

mid fiþelen and mid harpen hæleđes þer sungen (1814-9)

Wace, quant à lui, se contente de dire que «li reis l’ad mult bel receü / Qui unkes mais ne l’out veü » (2019-20) [le roi, qui ne l’avait jamais vu auparavant / lui fit grand accueil]. Enfin, lorsque le roi Arthur invite tous ses vassaux pour son couronnement, Layamon, une fois de plus, ne peut que reconnaître - à la suite de Wace - que les Français sont des plus somptueusement habillés. Il insiste tout particulièrement sur l’élégance de leurs vêtements (and al þat folc Frensce bihongen weoren feire [12180] [d’ailleurs tous les Français étaient bien habillés]) mais mentionne aussi leurs bonnes armes et leurs chevaux bien nourris : déjà la civilisation de la mode et du paraître !

       Layamon semble très satisfait de pouvoir rappeler à ses auditeurs/lecteurs que, au cours des siècles, les Français se retrouvèrent plusieurs fois sous la domination d’autres peuples. Les Normands qui ont conquis l’Angleterre de Layamon et écrasé les seigneurs anglo-saxons furent, autrefois, humiliés par d’autres. Les Romains arrivèrent en premier et Jules César conquit la Gaule en un clin d’œil (vers 3602-6). A l’époque du roi Arthur, la Gaule est toujours entre les mains des Romains et est dirigée par un certain Frollo/Frolle. Wace explique qu’à cette époque, la France n’avait ni roi ni seigneur et présente Frollo comme un administrateur très lié à Rome et qui dépend de l’empereur Leo (9905-8). Layamon simplifie la situation et appelle Frolle le « roi de France » (11814) ou le « maître de la France » (11695) et le qualifie de « riche » [puissant] et « wilde » [féroce] : il n’est visiblement pas question de minimiser la victoire d’Arthur lors du duel entre les deux hommes ! Le grand roi breton obtient, en effet, Paris dans un corps à corps contre Frolle ce qui permet à Layamon d’écrire 98 vers de son invention (11803-11900) à la gloire d’Arthur et de ses compagnons :

He mihte þa bi-halde þe þer bihalfues weore

Þene king richne rehliche riden.

Seođđen Þis weorlde wes a-stald nes hit no-whar itald

Þat æuere ai mon swa hende wunden uppen horse

Swa him wes Arđur sune Vđeres

Riden after þan kinge balde here-đringes

A þen feoremeste flocke feouwerti hundred

Hehe here-kempen bihonged mid stelen

Baldere Brutten bisie mid wepnen

After þan fusden fifti hundred

Þeo Wælwain ladde þe wæs a wæl-kempe

Seođđen þer gunnen ut sihen sixti þusende

Bruttes swiđe balde þat wes þa bac-warde (11872-84)

Si bien qu’en fin de compte, Layamon peut triompher : « Arđur hafde France and freoliche heo sette » (12020) [Arthur détenait la France et en était le seul maître]. Car Layamon, c’est bien connu, raconte l’histoire de la [Grande-]Bretagne avec partialité : il est anti-français, certes mais il est surtout pro-breton. C’est pourquoi il s’attarde sur leurs qualités et mérites, multiplie les superlatifs et l’hyperbole, atténue ou passe sous silence certaines remarques de Wace qui leur sont défavorables. C’est ainsi que lorsque les paroles de Corineus – champion et fidèle compagnon de Brutus – sont qualifiées, dans le Roman de Brut, de « grant orguil » et de « fier cri » (902), le détail n’est pas repris dans le Brut. Lorsqu’il est dit de Brenne, une fois maître de Rome, que « (…) i fist mainte cruelté / Come li hoem de grant fierté » (3157-8) [en tant qu’homme très violent, il commit de nombreuses atrocités], on ne s’étonnera pas de ne pas trouver de vers équivalent dans le Brut. A l’inverse, Layamon loue les décisions de Brennus qui fait faire des travaux pour redonner à Rome toute sa splendeur « and swa þis wunliche lond mid wurđ-scipe wælden » (2985) [et ainsi gouverna ce beau pays avec dignité]. Lors des conquêtes de l’Irlande par les troupes d’Arthur, Wace mentionne les pillages bien connus des armées médiévales :

Quant passé furent en Irlande,

Par la terre pristrent viande 

Vaches pristrent e pristrent bués,

E ço que a mangier out ués (9669-72)

Layamon mentionne que les troupes d’Arthur confisquèrent du bétail et tuèrent des habitants mais ajoute que le roi « æuere he hæhte ælcne mon chireche-griđ halden » (11137) [ordonna chaque fois de respecter les églises, asiles sacrés].

        Layamon ne reprend pas les éléments appliqués par Wace à d’autres peuples et qui risquent de ternir le renom des Bretons. Dans la lettre de Lucius adressée à Arthur, les Romains affirment dans le Roman de Brut : «Mult par as fait grant estultie / Ki vers nus as pris envaïe / Ki tut le mund jugier devum / E ki le chief del mund tenum » (10651-4) [Tu as été très sot de nous attaquer, nous qui avons autorité à prononcer un jugement dans le monde entier et qui sommes les dirigeants de la capitale du monde]. Ce passage n’a pas d’équivalent dans le Brut. Et lorsque Arthur, furieux, se plaint des Romains chez Wace, dénonçant leur arrogance (10801), il est bien obligé de concéder : « Riches sunt e de granbt poeir / si nus estuvreit purvëeir / que purrum dire e que ferum / avenantment e par raisun » (10807-10) [ils ont de grandes ressources et une grande puissance. Il nous faut donc examiner soigneusement ce que nous pourrons dire et faire, tout en nous conduisant selon les convenances et de manière raisonnable]. L’Arthur de Layamon est plus véhément :

Nu we mote bi-đenchen hu we ure þeoden

And ure muchele wurđ-scipe mid rihte mahen bi-witehen

Wiđ þis riche moncun wiđ þas Rome-leoden (12480-2)

En revanche, l’opinion des messagers de Lucius sur la cour d’Arthur est très largement amplifiée dans le Brut de Layamon. Les messagers ont, en effet, été très impressionnés par le faste de la cour bretonne. On trouve dans le Roman de Brut le rapport suivant des ambassadeurs :

Mult esteit , ço diseient, larges,

Mult esteit pruzn mult esteit sages,

Mult ert de bon afaitement

E de riche cuntienement.

Nuls, ço diseient, ne purreit

Suffrir le cust que il sufreit ;

Mult estait riche sa maisnee

E mult ert bien apareillee. (11063-70)

Layamon reprend cet épisode en y mettant tous les superlatifs possibles :

Hail seo þu Luces þu art hæxt ouer us

We woren at þan rahe at Arđure þan kinge

We habbeođ writen ibroht þe word swiđe grate

Arđur is þe kenneste mon þat we æuere lokeden on

And he is wunder riche and his þeines beođ balde

Þer is æuer-ælc swein swulc he cniht weore

Þer is æuer-ælc swein swulc he weore riche þein

Þer beođ Þa cnihtes swulc hit weoren kinges

Mete Þer is vnimete & men swiđe balde

And Þa ueiehereste wifmen Þa wunieđ on liuen

And him-seolf Arđur Þe balde uæiherest ouer alle (12620-30)

        Aux yeux de Layamon, le paganisme est un mal absolu. Avant la naissance du Christ, le poète accepte les croyances des Bretons mais supprime les références de Wace à des pratiques trop ouvertement païennes. La démarche est la même : il faut passer sous silence ce qui peut entacher la réputation du peuple élu. Lors de la victoire de Cassibelaune sur Jules César, Wace mentionne de nombreux sacrifices d’animaux : « Bel fut la feste celebree / E mult i out bele assemblee. / Chescuns, si cum lui cuveneit, / Fist sacrefise en sun endreit ; / Quarante mil creües vaches / E trente mil bestes salvages / Purchaciees de mainte guise,/ Mist l’on le jor al sacrefise. / Emprés i out cent mil oeilles, / E de volatille merveilles » (4331-40) [la fête fut splendide, l’assemblée brillante. Chacun, selon sa convenance, fit un sacrifice à sa manière. En ce jour, quarante mille vaches adultes et trente mille bêtes sauvages, chassées de différentes façons, furent sacrifiées. En plus, il y avait cent mille brebis et des volailles en très grand nombre]. Layamon, que visiblement ces pratiques répugnent, décrit le culte païen – une cérémonie ordonnée qu’il appelle seruuinge où chacun porte un flambeau à la main et où un feu est allumé devant un autel – puis « þa þe seruuinge wes idon þat hit to þe mete com » (4038) [lorsque le culte fut terminé, alors ils allèrent manger]. C’est alors que l’on trouve la référence aux animaux mais ceux-ci sont destinés… au festin des Bretons que préparent deux cents cuisiniers. Layamon est très respectueux de l’Eglise et de la ligne officielle catholique ; c’est probablement pourquoi il atténue très fortement les remarques désapprobatrices de Wace lors du conflit entre l’église celte et la mission de saint Augustin. Les moines de Bangor sont les victimes du roi sanguinaire Elfrid/Aeluric et Wace de s’exclamer : « Deus, quel dolur ! Deus quel pechié ! tandis que Layamon se contente de préciser que les moines, d’abord qualifiés de « stiđe imodede men » (14835) [hommes à l’esprit peu ouvert] furent « mid unrihtes slohen » (14919) [illégitimement massacrés].

        Les Troyens/Bretons de Layamon sont ainsi « (…) nan ende of folke swiþe hende » (1001) [une multitude de personnes particulièrement aimables] dont les manquements sont toujours discrètement rapportés tandis que les actes de bravoure ou de générosité sont systématiquement soulignés. Et pourtant, Layamon ne peut totalement récrire l’histoire et le Brut, come le Roman de Brut, relate le destin tragique des Bretons. Les deux chroniques se terminent avec le roi anglo-saxon Athelstan qui est le premier roi anglais à s’installer pacifiquement en [Grande-]Bretagne. Athelstan se rend à Rome, auprès du Pape, pour offrir de restaurer la pratique du penny de Pierre. Layamon ajoute : « þe king his fet custe and faire hine igrette / & eft þat ilke feoh hete þat Inne king dude ære / & swa hit hafeđ ist onde æuer seođđe a þisse londe / Drihten wat hu longe  þeo lahen scullen ilæste » (15961-4) [le roi baisa les pieds (du pape), le salua avec courtoisie et accorda à nouveau l’imposition que le roi avait Ine avait instaurée autrefois. Et c’est ainsi qu’elle a toujours existé depuis dans notre pays - le Seigneur sait combien de temps elle restera ! ]. Cette dernière remarque semble être une indication du peu de confiance qu’à Layamon en la valeur morale des dirigeants normands de son pays. Car les modifications les plus significatives du Brut par rapport au Roman de Brut sont certainement les véhéments passages anti-normands. Layamon accuse les nouveaux venus d’avoir ravagé l’Angleterre, d’avoir altéré la langue anglaise et d’avoir modifié les noms des villes. Et si Wace explique que, en ce qui concerne Londres, « Norman vindrent puis e Franceis, / Ki ne sourent parler Engleis, / Ne Londene nomer ne sourent / Ainz distrent si com dire pourent » (3769-72) [ensuite arrivèrent les Normands et les Français qui ne savaient pas parler anglais ni dire ‘Londene’ et prononcèrent du mieux qu’ils purent], Layamon, quant à lui, ne leur trouve aucun mérite et parle de leurs « niđ-craften » (3547) [méfaits]. Or, les Saxons n’avaient pas fait mieux et les deux poètes déplorent l’altération des noms anciens.

        Dans l’esprit de Layamon, les Saxons ne valent pas mieux que les Normands : les deux peuples sont malfaisants. Comme pour les autres communautés ethniques, les Germains sont décrits sans nuances, une fois pour toutes. Rien ne permet de les individualiser, rien ne les particularise. Le portrait taillé à coups de hache du barbare typique de Tacite (chapitre 4 de la Germanie) résume celui, tout aussi grossier de Wace et Layamon : « tous les Germains ont les mêmes caractères corporels : yeux farouches et bleus, chevelures blondes, grands corps, qui n’ont de force que pour l’attaque. (…) Leur ciel et leur sol les ont accoutumés au froid et à la faim ». Ces grands traits de caractère semblent avoir traversé les âges et l’on ne serait pas étonné de lire ces lignes dans un tract anti-allemand de la première ou deuxième guerre mondiales.

        La caractéristique principale des Saxons dans le Roman de Brut et dans le Brut est leur force physique qui en font des guerriers exceptionnels. Lorsqu’ils débarquent pour la première fois sur le sol de la [Grande-] Bretagne, Wace souligne leur beauté et leur grande taille : Vortigern accueille Hengist et Horsa, « li reis esguarda les dous freres / As cors bien faiz, as faces cleres, / Ki plus grant erent e plus bel / Que tuit li altre juvencel » (6723-6) [le roi observait les deux frères, leurs corps bien faits et leurs visages blancs. Ils étaient plus grands et plus beaux que tous les autres jeunes gens]. Layamon insiste davantage sur la richesse, l’opulence des nouveaux venus, « alse hit weoren kinges » (6883) [on aurait dit des rois] :

Biuoren wende Hengest & Hors him alre hændest

Seođđen þa Alemainisce men þa ađele weoren an deden

& seođđen heo senden him to heore Sæxisce cnihtes wel idon

Hengestes cunnes-men of his aldene cuđđen

Heo comen in-to halle hændeliche alle

Bett weoren iscrudde & bed weoren iuædde

Hængest swaine þene Vortigernes þeines

Þa wes Vortigernes hired for hehne ihalden

Bruttes weoren særi for swulchere isihđe (6973-81)

La force physique des Saxons s’accompagne d’une cruauté rarement égalée, notée avec moult détails par les deux poètes : les Germains tuent, massacrent,

þa cheorles heo ulohen þa tileden þa eorđen

heo hengen þa cnihtes þa biwusten þa londes

alle þa gode wiues heo stikeden mid cnifes

alle þa maidene heo mid morđe aqualden

and þaie ilærede men heo læiden on gleden

Alle þa heorede-cnauen mid clibben heo a-qualden

heo velledden þa castles þat lond heo a-wæsten

þa chirechen heo for-barnden baluw wes on folke

þa sukende children heo adrenten inne wateren (10457-65)

        Hengest et Horsa viennent en aide aux Bretons de Vortigern contre les Pictes mais cherchent rapidement à s’emparer du pouvoir. Les Saxons sont toujours qualifiés de sournois, perfides, déloyaux. Leurs ruses prennent généralement la forme de déguisements qui leur permettent d’empoisonner leurs adversaires sans se faire prendre : la belle Rouwenne prétend vouloir se faire baptiser et parvient à verser du poison dans le verre du roi Vortimer ; Eappas/Appas se déguise en moine pour approcher Aurélius/Aurélien et l’empoisonner (les détails sont les mêmes chez Wace et chez Layamon :

E cil li ad puisun dunee

De venim tute destempree

Puis le fist chaudement covrir

E gesir en pais e dormir.

Des que li reis fu eschaufez

E li venim al cors medlez,

Deus, quel dolur ! murir l’estut ; (8271-7)

Le roi suivant, Uther Pendragon, meurt lui aussi d’empoisonnement : des Saxons se déguisent en mendiants infirmes et versent un liquide mortel dans le puits du château royal ce qui fait dire à Layamon que les Saxons « to harme heo weoren wiþte » (9861) [étaient rapides à commettre le mal] et « heo weoren on londe lađest alre uolke » (9977) [les hommes les plus haïs du pays]. Wace insiste sur le fait que les Saxons apprennent facilement les langues étrangères, moyen efficace pour duper un adversaire : Eappas ainsi «(…) saveit parler maint langage » (8238) et les « humes (…) malfaisanz » (8961) qui tuent Uther, eux aussi « parler sorent maint langage » (8970). Ces guerriers fourbes, menteurs ne méritent que défiance, leur parole ne vaut rien :

Quant il aveient tut pramis

Humages faiz, hostages mis,

Tant par esteit lur fei malveise

Des que il veient lieu e aise

E des que alcuns reis mureit

U de sun cors afiebliseit,

Sempres erent a reveler

E a tolir e a rober (13435-42)

Le pauvre roi breton Carric croit avoir passé un accord durable avec les Saxons mais ceux-ci se tournent aussitôt vers le puissant Gurmunt qui finit par remettre entre leurs mains l’île toute entière. Une fois devenus les maîtres de la [Grande-]Bretagne, les Germains ne parviennent toutefois pas à s’entendre et le pays est divisé en cinq royaumes qui se font régulièrement la guerre. D’ailleurs, lors des campagnes contre Arthur, Layamon avait fortement souligné la mésentende entre les chefs saxons et leurs guerriers : « heold a þan ilke dæhen Colgrim Sæxes to lahen / ladde & radde mid ræhere strengđe » (9996-7) [A cette époque, Colgrim était le maître des Saxons, il les gouvernait et les commandait avec une autorité féroce].

        Longtemps les spécialistes de Layamon insistèrent sur la différence que le poète semblait établir entre les Saxons et les Angles, contrairement à Wace. En effet, Layamon est plus virulent dans sa condamnation des Saxons que le chroniqueur français. Ceci vient du fait que Layamon est toujours plus concerné par les considérations religieuses. Or, les Saxons sont des païens. Hengest et Horsa ont beau être des chevaliers admirables, « ah heo weore hæđene þat wes hærm þa mare » (6886) [mais c’était des païens, il n’y avait pas défaut plus grand]. Les Angles, qui remplacent les Saxons après l’arrivée de Gurmunt, sont évangélisés par saint Augustin et sont présentés sous un angle plus favorable. Neil Wright a cependant démontré que la distinction remonte à Geoffrey de Monmouth qui fonda son récit jusqu’au paragraphe 188 sur le De Excidio Britanniae de Gildas et l’Historia Brittonum attribuée à Nennius puis poursuivit sa chronique en consultant l’Historia Ecclesiastica Gnetis Anglorum de Bède : « the sudden appearance of the Angli near the end of Geoffrey’s narrative is thus directly attributable to the linguistic usage of his sources ». Et il a montré que Layamon précise plusieurs fois que les Angles sont des Saxons. Il n’en reste pas moins, que Angles ou Saxons,

Il faut ajouter, pour nuancer les affirmations de N. Wright, que Layamon n’abandonne pas les Bretons pour les Angles/Saxons sans regret et c’est avec un lyrisme absent du Roman de Brut qu’il prédit que :

(…) no most þu nauere-mære Aengle-lond ahe

ah Alemainisce men Aenglen scullen ahen

and næuermære Bruttisce men bruken hit ne moten

ær cume þe time þe iqueđen wes while

þat Merlin þe witehe bodede mid worde

þenne sculle Bruttes sone buhen to Rome

and drahen ut þine banes alle of þene marme-stane

and mid blissen heom uerien uorđ mid heom-seoluen

in seoluere and in golde in-to Brutlonde

þenne sculle Bruttes anan balde iwurđen

al þat heo bi-ginneđ to done iwurđeđ after heore wille

þenne scullen i Bruttene blissen wurđen riue

wastmes and wederes sele after heore i-wille (16017-29)

        La ligne de démarcation entre les peuples estimables et les nations détestables est clairement, chez Layamon, l’évangélisation. Avant la naissance du Christ, nos deux poètes expriment leur admiration pour les Romains et un certain regret pointe même chez Layamon lorsqu’il souligne la valeur de Jules César : « Wale þat eæuere ei sucche mon in-to helle sculde gan » (3601) [quel dommage qu’un tel homme soit condamné à l’enfer !]. Les deux chroniqueurs reconnaissent aux Romains un talent inégalé pour la stratégie militaire. Ces très grand soldats viennent d’ailleurs à l’aide des Bretons lorsque ceux-ci ne parviennent pas à se débarrasser des pirates Wanis et Melga ou lorsque les Pictes ne cessent de les harceler. Les meilleurs chevaliers bretons sont adoubés à Rome : Cassibelaune « (…) hæfde enne sune Kinbelin ihaten / he wes iuaren mid his æme forđ into Rome / Augustus Cesar hine makede cniht þat wes swiđe muchel riht » (4506-8) [avait un fils qui s’appelait Kinbelin. Il était allé à Rome avec son oncle. L’empereur Auguste l’avait armé chevalier. C’était un très grand privilège]. De même, Walwain a été éduqué à Rome et adoubé par le pape saint Sulpice en personne. Les légions romaines sont la référence, l’étalon de la puissance conquérante, de la renommée : le Saxon Childric qui débarque en Ecosse pour affronter Arthur « (…) haueđ uerde wel idone al þa strengđe of Rome » (10164) [a une armée bien équipée, toute la puissance de Rome]. Après avoir conquis l’Irlande et le nord de l’Europe, la cour d’Arthur resplendit d’un éclat nouveau, « n’esteit parole de curt d’ume / neis de l’empereür de Rome » (9739-40) [jamais on ne parla ainsi d’une cour, pas même de celle de la Rome impériale].

        Les Romains sont présentés comme de très grands bâtisseurs et Rome est une ville qui va au-delà de l’imagination par ses constructions de pierre, ses édifices et remparts. Lors du couronnement d’Arthur à Caerleon, « a þen ilke dahen men gunnen demen / þat nes i nane londe burh nan swa hende / na swa wide cuđ swa Karliun bi Uske / buten hit weoren þa burh riche þe Rome is ihaten » (12101-4) [à cette époque, les gens estimaient qu’il n’y avait nulle part ailleurs une ville aussi belle, à la réputation aussi grande que Caerleon sur Usk mis à part la cité splendide qui s’appelle Rome]. Les Romains sont aussi admirés pour les nombreuses lois qu’ils ont promulguées. Wace salue le roi Coïl, élevé à Rome, et qui « les leis romaines out aprises / E sens e ars de plusurs guises » (5205-6) [avait appris les lois romaines et avait toutes sortes de savoirs et de connaissances]. Layamon rappelle que Jules César «(…) dihte feole domes  þe het stondeđ ine Rome » (3600) [promulgua de nombreuses lois toujours en application à Rome]. Le prestige des Romains est tel que plusieurs rois bretons, et non des moindres, épousent des jeunes filles de familles romaines. Le grand-père d’Arthur, Constantin, arrive de (petite) Bretagne pour devenir roi de [Grande-]Bretagne, est couronné à Silchester, « empr és li unt feme dunee / Ki des gentilz Romains ert nee » (6443-4) [ensuite on lui donna une épouse, de noble sang romain]. Arthur choisit Genuevre/Wenhaver « une cuinte e noble meschine / Bele esteit e curteise e gent / E as nobles Romains parente » (9646-8) [une demoiselle gracieuse et noble. Elle était belle, civile et bien née, elle descendait d’une noble famille romaine]. Mais c’est qu’entre-temps, les Romains ont adopté la religion chrétienne. A ce sujet, lors de la guerre entre Arthur et l’empereur Lucius Wace souligne le fait que les Romains se sont alliés au monde païen :

Mult i ot reis e ducs paiens

Entremedlé as cristïens,

Ki de Rome lur fieus teneient

E pur lur fieus Romeins serveient (12523-6)

Hyregas est fou furieux lorsque son oncle Bédoier, le fidèle bouteillier d’Arthur, est tué lors de la bataille. Il blâme, injurie les chrétiens pour leur alliance détestable - faute impardonnable : la bataille prend une tournure de croisade, de mêlée entre les Bretons et les « paiens e Sarazins » (12625) :

« Venez » dist il, « fiz a baruns,

alum ocire ces Romeins,

ces palteniers, fiz a puteins ;

la gent ki en D'un’ad crëance

ne ki en D'un’ad fiance,

unt amené en cest païs

pur nus ocire noz amis ;

alum ocire les paens

e ensement les cristïens

ki as paens se sunt justé

pur destruire cristïenté ! (12710-20)

Il est intéressant de noter que ces passages critiques ont tous été ajoutés par Wace. Geoffrey de Monmouth se contente d’opposer les Romains, et leurs alliés, aux forces d’Arthur sans faire aucune référence religieuse. Layamon n’a pas repris les précisions de Wace et a simplifié la situation en opposant les chrétiens d’Arthur au monde païen, Romains compris. C’est pourquoi Arthur encourage ses troupes en leur disant : « þreo and þritti kinelond ich halde a mire ahere hond / þæ he hit under sunnen habbeođ me biwunnen / And þis beođ þa forcuđeste men of alle quike monnen / hæđene leode  - Godd heo seondeđ lađe ! / Ure Drihten heo bilæueđ and to Mahune heo tuhteđ » (13632-6) [je détiens entre mes mains trente-trois royaumes, que vous m’avez conquis sous le soleil. Et voici les hommes les plus malveillants de la terre, un peuple païen, ennemis de Dieu ! Ils rejettent notre Seigneur et s’en remettent à Mahoun].

L’attaque la plus virulente contre les Romains se trouve dans Le Roman de Brut et provient du roi d’Ecosse Aguisel qui déclare :

Jo n’oï unques mais nuvele

Ki tant me semblast bone e bele

Cume des Romains guerreier

Unc nes poi amer ne preiser.

Des que jo unc rien entendi

Romains e lur orguil haï

Quel hunte de malvaise gent

Ki a nul altre enur n’entent

Ne mais a aveir amasser

Ke bone gent deit deffier. (10971-80)

Cette partie de l’intervention du roi d’Ecosse est totalement absente du Brut de Layamon. Angel, se contente de promettre des chevaliers et dix mille fantassins à Arthur dans sa guerre contre les Romains. En effet, à partir du moment où Uther, et surtout Arthur, parviennent à assujettir l’Ecosse, il n’est pas plus fervent partisan des rois bretons que les Ecossais. Ceux-ci sont alors décrits favorablement.

        Avant la conquête de l’Ecosse, en revanche, le territoire est un repère de bandits païens, d’hors-la-loi, de forces inquiétantes qui dévastent tout. Les Ecossais, associés aux Pictes, sont une menace permanente, indistincte, effrayante. Ils vivent dans un pays qui semble s’étendre hors des terres des hommes, par-delà l’Humber, là où tout n’est plus qu’inconnu et ombre. Ils sont toujours qualifiés de brigands, de voleurs. Rodric, roi des Pictes, « uns huem ert mult plein de malice, / E mult amout gent a rober » (5164-5) [était un homme plein de malveillance, qui prenait plaisir à piller]. Ils semblent avoir des réserves illimitées en hommes car ils s’associent avec toutes les nations nordiques. Les attaques sont soudaines, imprévisibles et incontrôlables : ils arrivent en trombe, ravagent et repartent dans leurs territoires obscurs. Les pirates Wanis et Melga s’avancent ainsi à la tête de tous les hommes du nord :

Mid muchelere uerde heo comen to þissen ærde

Heo hæfden of Gutlonde ut-lahen stronge

Of Neorewæi & of Denemarke men swiđe starke

& of Yrlonde Gillemaur þene stronge

of Scottene heo hafden alle þa hæhsten

& of Galeweođe gumen swiđe kene

& swa heo gunnen wenden ut to Norđ-humber-londe (6164-70)

Les attaques des Pictes/Ecossais sont nombreuses et elles se multiplient lorsque les Romains font savoir aux Bretons qu’ils ne viendront plus les aider : Constantin croit les avoir terrassés, «ær þe dæi weoren a-gan islahen wes Wanis & Melgan / & Peohtes inowe & Scottes vnifohhe / Densce & Norenisce Galewahes & Irreisce » (6413-5) [avant la fin de la journée, Wanis et Melga avaient été tués ainsi que bon nombre de Pictes, d’innombrables Ecossais, des Danois et Norvégiens, des hommes de Galloways et des Irlandais] mais Constantin est poignardé par un Picte à sa cour et au cours du règne de Vortigern les incursions des Pictes redoublent. Ce n’est que grâce à l’appui de Hengest et Horsa que la menace s’éteint : « ne durste nauere Peohtes cumen i þan londes / no ræueres no ut-lahen þat heo neoren sone of-slæhen » (7015-6) [les Pictes n’osèrent plus jamais pénétrer dans notre pays, ni même les voleurs et les hors-la-loi qui étaient aussitôt tués]. Pourtant, on retrouve les Ecossais alliés aux Saxons contre Uther et Arthur. Et même après leur ralliement à Arthur, il se trouvera certains Ecossais à s’associer à Modred : le territoire est un vivier de guerriers prêts à l’embuscade.

        Mis à part cette valeur de menace sourde, les hommes du nord n’ont pas d’autres caractéristiques. Ces peuples ne sont que des masses anonymes, les représentants d’un ailleurs inquiétant, seuls les pirates Wanis et Melga et quelques rois étant nommés. Font exception, les Irlandais qui jouent un plus grand rôle. Les Irlandais ont deux particularités essentielles : ils s’associent toujours aux ennemis des Bretons et sont des rustres – opinion tranchée qui a traversé les âges et qui a longtemps fait partie intégrante des relations anglo-irlandaises. L’Irlande est une base arrière pour les pirates Wanis et Melga mais aussi pour le roi païen Gurmunt/Gurmund avant sa conquête de la [Grande-]Bretagne au profit des Saxons. Les Irlandais sont toujours d’accord pour combattre aux côtés des Scandinaves contre les Bretons. Et même si le roi Gillomar devient un fidèle vassal d’Arthur :

(Modret) Paens e cristïens manda ;

Manda Yreis, manda Norreis,

Manda Seissuns, manda Daneys,

Manda ces que Arthur haeient,

E qui sun servise cremeient,

Manda ces qui terre n’aveient,

E ki pur terres servir voleient (13226-32)

Les Irlandais ne sont pas, toutefois, des adversaires particulièrement redoutés car ce sont de piètres combattants. Wace et Layamon évoquent tous les deux l’équipement très primitif des guerriers irlandais qu’ils qualifient de « nus » :

(Gillomar) Combatre s’ala cuntre Artur,

Mais nel fist mie a buen eür

Kar si hume furent trop nu ;

N’orent halberc, n’urent escu,

Ne saietes ne cunuisseient

Ne od arc traire ne saveient (9679-84)

Layamon fait des Irlandais des sauvages, un peuple grossier qui ne connaît aucun raffinement et aucune technique moderne, les quelques passages qui évoquent les habitants de l’île les montrant misérables, miséreux. L’armement des guerriers, celui généralement réservé aux monstres et géants - bâtons, gourdins et haches, est à l’image de leur sous-développement :

Þer isah Gillomar whar him com Vther

& hæhde his cnihtes to wepne forđ-rihtes

& heo to-biliue & gripen heore cniues

& of mid here breches seolcuđe weoren heore leches

& igripen an heore hond heore speren longe

hengen an heore æxle mucle wi-æxe (8993-8)

        Giraud de Cambrai a rendu compte de la conquête de l’Irlande par Henri II Plantagenêt : il précise dans son texte que les Normands préféraient les champs, les plaines parce qu’ils étaient lourdement équipés tandis que les Irlandais – légèrement équipés – préféraient bois, sentiers étroits et montagneux. Il exprime également explicitement le mépris que l’on sent très nettement pointer chez Wace et Layamon et qui a longtemps caractérisé le regard des Anglais vis à vis de leurs voisins insulaires. Dans son Histoire et Topographie de l’Irlande, rédigée en 1185, il va jusqu’à dire :

Le résultat de cet équipement rudimentaire est que les batailles sont toujours expéditives :

(Arđur) funde þene king Gillomar þe icumen wes to londe þar

Arđur him faht wiđ & nolde him hiuen na griđ

And feolde Irisce men feond-liche to grunden

And Gillomar mid twalf scipen teh from þan londe

& ferde to Irlonde mid harme swiđe stronge (10889-93)

Une autre conséquence est que les Irlandais sont toujours prompts à s’enfuir et sont donc traités de couards. Lors de la conquête de l’Irlande par Arthur, « mult les veïssiez guandillier, / e l’un endreit l’autre mucier, / turner es bois e es buissuns, / es viles e es maisuns ! / (…) / Li reis volt en un bois guenchir, / mes ateint fud, ne pot guandir » (9689-92 & 9695-6) [quel spectacle que de les voir se sauver, se cacher l’un derrière l’autre, s’enfuir dans les bois et dans les buissons, dans les villes et dans les maison ! Le roi voulut se réfugier dans un bois, mais il fut rejoint et ne put s’échapper]. Lorsque les Irlandais débarquent en [Grande-]Bretagne, on voit toujours les survivants se précipiter vers les navires et se sauver par la mer.

        Tout ceci n’empêche pas les Irlandais d’être des grands parleurs, des vantards insensés. Lorsque Uther part chercher en Irlande les pierres de la ronde des géants, le roi Gillomar n’en revient pas que l’on puisse être intéressé par de simples pierres et se moque ouvertement des Bretons, leur promettant une défaite et une déroute complète. La suite lui prouve qu’il aurait dû se taire : en effet, « þus  þe vnwise king plahede mid worden » (8652) [le roi irréfléchi joua avec les mots à la légère]. Gillomar, qui ne sait pas que les pierres sont magiques, est décrit comme un ignorant et un vaniteux. Comme pour les Ecossais, cependant, les Irlandais perdent leurs défauts après avoir été conquis par Arthur et même leur médiocrité au combat leur est pardonnée :

And rađe a-hæin comen cnihtes to hireden

mid wepnen wel idihten þurh allen heore mihte

of Scotlond of Irlond of Gutlond of Islond

of Noreine of Denene of Orcaneie of Maneie

of þan ilke londen beođ an hundred þusende

iwepnede þeines ohte on heore londes wise

Neoren hit noht cnihtes no þes wæies idihte

Ah hit weoren men þa kenlukeste þa æi mon ikende

mid mucle wiaxen mid longe saxen (12684-92)

        Ce genre de revirement est dangereux : les alliances, et autres accords, se font puis se défont tout aussi facilement. Unité et divisions sont les deux mots clés du Roman de Brut et du Brut. Tous les rois bretons luttent contre la dislocation, le morcellement de leur territoire tandis que le rêve d’empire uni d’Arthur est quasiment planétaire : «  þurh eou ich habbe biwunnen vnder þere sunnen » (12467) [grâce à vous j’ai conquis tous les territoires qui existent sous le soleil]. Le symbole de cet empire unifié est bien entendu la Table Ronde où, pour un temps, hommes de toutes nationalités se retrouvent à égalité :

A la Table egalment sëeient

e egalement servi esteient :

nul d’eals ne se poeit vanter

qu’il seïst plus haut de sun per ;

tuit esteient asis mëein

ne n’i aveit nul derein

N’esteit pas tenu pur curteis

Escot ne Bretun ne Franceis,

Norman, Angevin e Flameng 

ne Burguinun ne Lohereng

de qui qu’il tenist sun fiu,

dés Occident desqu’a Mungiu,

Ki a la curt Artur n’alot :

e ki od lui ne sujornot (9755-69)

Le passage correspondant à ces vers de Wace dans le Brut reflète tout des intentions de Layamon lorsqu’il entreprit de rédiger sa chronique. En effet, le poète anglais «(…) wolde of Engle þa æđelæn tellen » (7) [voulait narrer les nobles faits des Anglais] et c’est bien les différents peuples qui composent la [Grande-]Bretagne ou ceux particulièrement liés à l’ancienne île d’Albion que Layamon mentionne à la place des Angevins, Bourguignons ou Lorrains de Wace :

þa wes Arđur, swiđe heh his hired swiđe hende 

þat nas na cniht wel itald no of his tuhlen swiđe bald 

inne Wales no in Ænglelond inne Scotlond no in Irlond 

 in Normandie no inne France inne Flandres no inne Denemarc … » (11476-9)

 [Arthur était alors très puissant, sa cour resplendissante, si bien qu’il n’existait pas de chevalier si estimé et si vaillant dans ses actes, au Pays de Galles, en Angleterre, en Ecosse ou en Irlande, en Normandie ou en France, en Flandre ou au Danemark …]

        En dépit des guerres, des querelles, des défauts des uns et des autres, Layamon nous montre que l’identité de son pays est le résultat d’un brassage de multiples peuples, le produit de conquêtes et de convoitises et qu’il est possible de louer les Bretons avec des vers fortement influencés par la poésie vieil-anglaise ou d’être anti-normand tout en traduisant un poème en langue française : toutes ses composantes, contradictoires, forment ce qui émergeait alors en tant que nation anglaise mais devaient se révéler de solides et profondes fondations.